Cela fait deux ans que nous échangeons à intervalle irrégulier, sur Facebook ou sur WhatsApp. La correspondance est abracadabrante, presque dérangeante, puisque l’homme avec qui je converse est un détenu lausannois aux origines polonaises, emprisonné entre quatre murs délabrés et humides d’une prison indonésienne.
L’homme de bientôt 41 ans végète depuis août 2018 dans une geôle de la police de Wamena, une ville de Papouasie occidentale, coupée du monde, entourée de montagnes et d'une jungle épaisse.
Isolé, il a néanmoins pu correspondre - notamment par le biais de son avocate - avec la moitié des journaux de Suisse. En trois ans, il a accordé des interviews à Blick, au «Temps», à «20 Minutes», à «24 heures», à «La Tribune de Genève» ou encore à l’«Aargauer Zeitung». Beaucoup de ses amis en Suisse l'ont aidé à entrer en contact avec des gens du métier, afin d’alerter les médias de son pays d’adoption concernant sa situation dramatique, espérant renverser la lourde peine que lui avait infligée la justice indonésienne. Sans succès.
Depuis mars 2021, Jakub Skrzypski ne m’écrit plus. Je tente sporadiquement de le recontacter, pour lui demander comment il va, dans la chaleur infernale de la minuscule cellule qu’il partage avec trois autres détenus et où il est nourri uniquement, d’après ses dires, avec une espèce de bouillie de riz tiédasse.
Mais depuis son dernier message du 12 mars 2021, c’est silence radio. Son avocate m’explique que la connexion internet est quasi systématiquement interrompue. Mon téléphone portable s’est tu. Voici les derniers mots qu’il m’a fait parvenir grâce à son avocate, alors que je lui demandais si ses rudes conditions de détention s’étaient améliorées: «Tout reste le même (sic), seulement le temps s’enfuit…»
Une histoire hors-norme
Comment Jakub en est-il arrivé là? Embastillé à des milliers de kilomètres de chez lui, dans une région dont les Occidentaux connaissent à peine le nom? Tout a commencé par le son d’une notification Messenger, il y a deux ans. J’étais alors un jeune journaliste stagiaire. Une fenêtre s’ouvre sur mon ordinateur: «Salut, je connais un militant de l'initiative «Monnaie pleine», emprisonné en Indonésie et qui cherche un journaliste honnête pour écrire la vérité.»
Le message vient de Thomas Wroblevski, acteur et activiste neuchâtelois qui se prononce notamment en faveur de l’instauration du tirage au sort en lieu du système électoral actuel. Il se présente depuis des années aux élections cantonales et fédérales avec une liste censée représenter le vote blanc.
Sa requête ne me surprend qu’à moitié. Une personne avec de telles idées alternatives connaît forcément des gens qui évoluent dans la marge. Comme un ancien militant de «Monnaie pleine» emprisonné en Indonésie? Je fais le pari de prendre le message au sérieux. Le Neuchâtelois me met donc en contact avec Jakub Skrzypski, alors âgé de 39 ans. Un ressortissant polonais qui a passé près de 10 ans dans la capitale vaudoise avant de dormir en prison, à l’autre bout du monde.
Un militant dans le canton de Vaud
Il raconte d’entrée sa vie à Lausanne. Il travaillait dans une usine et s’activait dans différentes organisations culturelles. Et il s’est par ailleurs engagé dans diverses campagnes politiques. Assez visible sur les réseaux sociaux lors de la campagne «No Billag», il a aussi milité pour l’initiative «Monnaie Pleine», comme me l’avait confirmé François de Siebenthal — dont j’étais alors loin de soupçonner l’ampleur des délires conspirationnistes révélés en 2020 par Heidi.news.
Les quelques articles de journaux publiés peu après notre premier échange me confirment que Jakub Skrzypski est bel et bien détenu en Indonésie. Pire: il est accusé de haute trahison par le gouvernement. Une situation surréaliste qui serait de la pure malchance, selon lui. Il se décrit comme un homme aimant voyager et affectionnant tout particulièrement l’Indonésie, où il a une fille sur l’île de Java. Il parle même un peu la langue du pays. En été 2018, alors qu’il explore l’est du territoire d’Asie du Sud-Est, et qu’il lui reste «du temps et de l’argent», il décide de se rendre en Papouasie occidentale, pour y rendre visite à de vieux amis y ayant déménagé.
Cette région de la Papouasie est occupée par l’Indonésie depuis 1963. Les peuples indigènes se battent depuis des décennies pour leur indépendance face à une force d’occupation bien plus puissante qu’eux, qui entend du reste profiter des ressources de la mine de Grasberg, la plus importante réserve d’or du monde. Mais aviez-vous déjà entendu parler de cette lutte latente? Moi, jamais. La presse internationale n’en fait pas une priorité et n’a de toute façon pas le droit de se rendre sur place, comme l’ont appris à leurs dépens deux journalistes français en 2014.
Jakub rencontre, outre ses amis, divers activistes ou personnes proches du «Comité national de Papouasie occidentale», un groupe politique qui lutte de «manière pacifique» pour l’indépendance. Il se liera entre autres avec un certain Simon Magal et voyage avec un guide, Edward Wandik, également proche du comité. Passionné par la cause, Jakub sort son appareil photo, fait poser les gens et les filme. Il assure vouloir «documenter» la lutte pour la rendre visible. D’ailleurs, dans nos échanges, Jakub s’insurge régulièrement, estimant que les médias ne parlent pas assez de ce conflit.
Accusé de vouloir fournir des armes aux rebelles
Le 28 août, il est arrêté par la police indonésienne avec son guide. Simon Magal est interpellé peu de temps après. Le procureur indonésien les accuse de haute trahison et invoque les témoignages de nombreuses personnes affirmant que Jakub conspirait avec le comité pour fournir des armes aux rebelles. L’une des personnes qui collabore avec les agents n’est autre que son guide, Edward Wandik, libéré peu de temps après. Pour appuyer leurs allégations, les autorités déterrent des images publiées par Jakub sur Facebook. On le voit dans un stand de tir vaudois ou arborant un t-shirt du groupe d’extrême droite «Defend Helvetia», illustré d’un fusil d'assaut et d’une carte suisse.
Ces éléments rendent l’affaire encore plus opaque. Blick relève peu après son arrestation, en octobre 2018, que Jakub est ami sur un réseau social avec Dominic Lüthard, un néonazi notoire outre-Sarine. Qu’il suit des groupes ésotériques européens comme la «Nordic brotherhood» ou les «Fils d’Odin». Dans la foulée, «Le Temps» le décrit comme un touriste de l’extrême qui aime se rendre dans des endroits dangereux ou peu fréquentés. Il aurait d’ailleurs rencontré des indépendantistes kurdes au Moyen-Orient.
Dans une de nos conversations, Jakub se défend d’avoir une quelconque affiliation avec l’extrême droite et trouve l’article de Blick tendancieux et pas assez centré sur la cause des Papous. «J’aurais dû poster une photo ou je porte un t-shirt de Che Guevara», m’écrit-il, en sous-entendant qu’il aurait ainsi suscité plus d’empathie au sein des rédactions suisses. Il clame en outre son innocence et dénonce le harcèlement arbitraire dont il serait victime: des témoins menacés par les forces de l’ordre, la police anti-émeute qui le passe à tabac dans sa cellule… Il ne me dira pas que son état de santé se dégrade, mais la chaîne d’information qatarie «Al Jazeera» le relèvera en novembre 2019. Il répète, en revanche, que ses conditions de détention importent peu - c'est la situation des Papous qui est dramatique.
Tout en niant toute affiliation politique avec les indépendantistes papous, Jakub ne cesse de me partager des liens vers des articles de journaux qui parlent du conflit et vers des associations de droits de l’homme qui dénoncent les exactions bien documentées.
Ce qui va surtout lui nuire durant son procès en janvier 2019, c’est un message que l’activiste Simon Magal lui a envoyé quelques mois plus tôt. Il lui demandait s’il était possible de procurer des armes aux rebelles. Une simple blague de la part de son ami, assure Jakub, et à laquelle il n’aurait pas même répondu.
Ce faisceau d’indices suffira à convaincre la justice indonésienne, réputée pour sa sévérité et régulièrement clouée au pilori par les associations de droits de l’homme pour sa répression de toute opposition — même pacifique — des Papous. Que Jakub soit polonais et domicilié en Suisse ne change rien. Les autorités ne font aucune exception et le condamnent à cinq ans de prison. Verdict qui ferait de lui le premier étranger condamné pour haute trahison en Indonésie, d’après Latifah Anum Siregar, son avocate. J’écris un article dans l’«Aargauer Zeitung» peu après l’issue du procès, qui n’est que peu couvert par la presse helvétique.
Une peine ferme alourdie
Après cet épisode déterminant, les échanges que j’essaie d’entretenir avec Jakub se raréfient. J’apprends de la part de son avocate qu’il a fait appel, tout comme le procureur. Ce dernier exige une peine encore plus lourde: dix ans de prison ferme. Je ne reparle avec Jakub qu’après la procédure d’appel. La Cour suprême juge en partie en faveur du procureur. Au lieu des cinq ans, il devra en purger sept.
Sept ans, alors que Jakub n’a toujours pas quitté la prison du poste de police où il est détenu depuis août 2018, puisque la prison officielle de Wamena serait surpeuplée. La ville se situe au centre de la Papouasie, entourée de sommets atteignant les quatre mille mètres d’altitude et d’une jungle tropicale. Il ne pourrait pas être plus coupé du monde. Les officiels du consulat polonais doivent entreprendre un véritable périple depuis Jakarta pour venir le voir. Je lui demande quelle stratégie il compte adopter pour continuer de clamer son innocence, alors qu’il a épuisé toutes les voies légales. «Il n’y a plus rien à faire», lâche-t-il, désabusé.
La voie diplomatique semble verrouillée. Le ministre des Affaires étrangères polonais a rencontré son homologue indonésien trois fois entre son arrestation et la fin de l’année 2019. En vain. Les autorités indonésiennes affirment que le procès est juste et équitable. Le 28 avril, une parlementaire polonaise au Parlement Européen a demandé de ses nouvelles, alors qu’une résolution européenne avait demandé il y a plus d’un an et demi le transfert de Jakub Skrzypski en Pologne, résolution visiblement restée à ce jour lettre morte. Tout comme les messages que j’envoie à Jakub depuis maintenant trois mois.