«Tout le monde va mal. Les patients vont parfois mieux que les soignants.» Elle se rêvait médecin légiste ou pédiatre, mais la voilà chargée de projets culturels. Non, Romane Dussez n'a pas échoué à ses examens de médecine de l'Université de Lausanne.
Venue de Martigny, elle a même passé avec brio toutes les étapes de ses six années d'études, sans jamais redoubler — c'est plutôt rare. L'été dernier, elle a même réussi son examen fédéral, qui lui accorde le droit d'exercer.
Mais comme un tiers des aspirants-médecin de Suisse, elle a longtemps envisagé de tourner le dos à la profession après ses expériences de stages pratiques à l'hôpital. C'est désormais chose faite. «Je n'avais pas aimé mes stages de 4ème, mais je pensais que c'était la faute du covid, des masques, du trop-plein...», raconte la Valaisanne de 26 ans.
Des journées sans manger
Durant son «vrai» stage de 6ème, de 10 mois minimum, la déception est encore plus grande: «En deux semaines, j'ai su que ce n'était pas ce dont j'avais besoin, continue la jeune femme. J'avais commencé en même temps que deux médecins assistants. J'ai vu leur charge de travail s'accumuler tout de suite et je suis tombée des nues. J'avais l'impression que tout le monde se tuait à petit feu.»
Elle voit certains de ses collègues de travail devenir «méchants ou aigris» à cause de la charge qui leur incombe dans ce milieu finalement pas si hospitalier. «En médecine, un 100% correspond à 50 heures de travail par semaine. Je ne comprends toujours pas pourquoi on n'a pas la même charge que la majorité des Suisses. J'ai parfois passé des journées entières sans rien manger.»
Mais ce ne sont pas ces 50 heures qui lui font peur. Elle l'assure, ses professeurs et ses études l'avaient «préparée à la quantité», mais pas aux conditions de travail. «Avec la pression, le flux tendu, les relations entre collègues: nous n'avons pas beaucoup de clefs pour que ça aille mieux.»
Tout le monde sait, personne n'agit
Pourtant, elle s'accroche à son stage. «Il n'y a pas un jour où je n'ai pas pleuré et où je ne me suis pas sentie malheureuse, avoue-t-elle, émue. Je ne voulais pas en parler. Je m'épanouissais dans d'autres domaines proches de l'humain: la culture, le théâtre.» C'est dans cette direction qu'elle s'est réorientée, et toujours à l'UNIL, puisqu'elle est aujourd'hui engagée à La Grange, salle de spectacles et centre d'art du campus lausannois.
Après des passages en pédiatrie, aux urgences, en radiologie et en médecine légale, Romane juge son expérience du milieu hospitalier suffisante pour pousser un coup de gueule, dans une période où la Suisse craint une pénurie de praticiens: «Au sein du personnel médical, peu importe la hiérarchie, tout le monde est d'accord pour dire que quelque chose ne va pas. Mais tous acceptent la situation. On a l'impression de se faire avoir par de fausses promesses destinées à nous faire serrer les dents.»
Décision définitive... ou presque
Cette réalité ne se dissocie pas, selon elle, de la nature du métier. «Puisqu'on travaille dans l'aide à autrui, aux gens qui souffrent, c'est hyper dur de dire 'là je m'arrête' ou 'celui-là, je ne le traite pas', détaille la passionnée d'arts de la scène. Mais si je vois plusieurs patients par jour, le patient, lui, ne voit qu'un seul médecin. Les malades ont pourtant tout le temps besoin d'un soignant au meilleur de sa forme.»
La décision est prise, les mots pour l'exprimer sont clairs. «Le contexte et la pression n'étaient pas vivables. Je suis médecin, mais je ne ferai jamais de médecine... du moins pas pour l'instant.» Dans le fond, la jeune diplômée aime ce métier, notamment le temps passé avec les patients.
Romane Dussez n'a rien retrouvé de l'idéal qu'elle s'était imaginée. «Je crois que ça fait longtemps que ma décision est définitive, mais je me laisse cette petite ouverture. Si d'un coup le monde s'écroule et qu'il faut devenir médecin à cheval, dans un village en campagne, je le ferai avec plaisir», rigole la Valaisanne.
Des reproches et un choix à assumer
La voyant malheureuse, sa famille la soutient dans sa démarche. Du côté de ses camarades de promotion, on s'étonne qu'elle «aille au bout» de ces rudes études. «J'avais envie d'être celle qui refuse la médecine, et pas que la médecine me refuse», clarifie Romane.
Du côté du corps enseignant et des professionnels, les réactions sont plus mitigées. «Parmi les rares professeurs que j'ai mis au courant, tous avaient la volonté de me convaincre que ce n'était pas une bonne idée et se sont mis à survaloriser le métier, raconte-t-elle. À l'intérieur de l'hôpital, c'était vraiment noir ou blanc. J'étais soit flemmarde et égoïste, soit courageuse de faire quelque chose dont ils ne sont pas capables.»
Elle reproche à la profession qu'elle a quittée d'obliger les aspirants à «être médecine, dormir médecine et manger médecine.» Et le salaire qui accompagne le métier «le plus prestigieux de Suisse», elle n'y aura donc pas droit: «J'ai perdu de l'argent, mais j'ai gagné le temps de faire du théâtre, de voir ma famille et mes amis.»