Le jour le plus long en Ajoie
Dans les coulisses de «l'affaire Devos/Hazen» avec Gary Sheehan

En avril dernier, Blick avait révélé en exclusivité la signature à Kloten des stars du HC Ajoie, Philip-Michaël Devos et Jonathan Hazen, à la veille de la finale de promotion entre... Kloten et Ajoie. Les émotions étant retombées, revenons sur cette histoire folle.
Publié: 16.08.2021 à 17:01 heures
|
Dernière mise à jour: 16.08.2021 à 17:50 heures
1/6
Photo: freshfocus
Blick_Gregory_Beaud.png
Grégory BeaudJournaliste Blick

28 avril 2021. Ajoie triomphe de Kloten lors du match six de la finale de Swiss League. Le but décisif de Matthias Joggi propulse les Jurassiens dans la joie. Plus de vingt ans après son dernier passage dans l’élite, le club ajoulot est à nouveau promu en première division. Cette réussite en prolongation a mis un terme à dix jours totalement épiques entre bluff, intimidation, pression et coup de fil libérateur. On remonte le temps avec Gary Sheehan, l’homme qui a dû gérer tout ça… et bien plus encore. «C’était une histoire énorme», a-t-il soufflé au moment de rembobiner le film. On le regarde une nouvelle fois avec lui, à tête reposée.

Le coup de bluff

Ce sont nos collègues alémaniques qui ont révélé l’affaire, le 15 avril sur leur site internet puis le 16 dans le journal papier. L’annonce fait l’effet d’une bombe: Kloten a engagé Philip-Michaël Devos et Jonathan Hazen en vue de la saison 2021-2022 en cas de promotion. Sous-entendu, si les Jurassiens perdent la finale, les deux Québécois sont tout de même assurés de jouer en National League la saison suivante. «À cet instant, si l’on se replace dans le contexte, nous n’avions pas la certitude d’accepter une éventuelle promotion», précise Gary Sheehan. Par le passé, le HCA avait d’ailleurs déjà refusé une promotion. C’était en 2016. À l’époque, le duo Devos/Hazen disputait sa première saison du côté de Voyeboeuf. Cette saison, les deux hommes de 31 ans ont donc la certitude qu’il s’agit là de leur dernière chance d’évoluer un jour dans l’élite. Les Jurassiens ont-ils les reins suffisants, cette fois-ci, pour ne pas les décevoir à nouveau par un autre refus? Rien n'est moins sûr et le risque de voir le HCA refuser une promotion pour des raisons économiques est grand.

Dès lors, l’annonce de Blick a pris tout le monde par surprise. Gary Sheehan le premier: «Je n’étais pas au courant». Vraiment? «Ha oui oui, vraiment. Quand c’est sorti, j’étais très surpris, mais j’ai vite compris la manœuvre», rigole-t-il. Comment un entraîneur réagit-il lorsque ses deux vedettes risquent d’être pareillement déstabilisées? «J’ai laissé passer du temps, se souvient-il. J’ai rapidement senti qu’ils n’étaient pas prêts à parler de cette situation. J’ai moi-même essayé de prendre du recul et je me suis vite rendu compte que c’était beaucoup plus dur pour eux que pour moi. Après tout, je n’ai pas que ces deux à diriger même si ce sont mes pièces maîtresses.»

Le coup de cochon

Sur la glace, la série commence mal pour Ajoie en l’absence de Jonathan Hazen, blessé lors du premier match. «Moi, je voulais surtout qu’ils me montrent sur la glace que c’était faux, précise le technicien canado-suisse. Et même si cela devait être vrai, je voulais avoir la certitude que cette histoire n’allait avoir aucune influence sur le résultat final. Je les connaissais tellement bien que je ne pouvais pas imaginer à un seul instant les voir perdre volontairement ou ne pas se présenter lors d’un match.» À ce moment, le doute est partout. Un média local s’attaque ouvertement à Blick. Extrait d’un commentaire adressé à Blick lu sur le site de la radio RFJ à l’époque:

«Vous pensiez déstabiliser votre adversaire? Susciter un climat de torpeur, de méfiance, d’inquiétude et de dégoût autour du HCA? Vous n’avez en définitive gagné que le mépris de ses supporters. La haine de ses ultras, sans doute. Et la furieuse envie d’une vaillante équipe jurassienne de vous faire bouffer votre journal à la fin de la série.»

Ambiance.

Gary Sheehan, lui, ne sait toujours pas qui dit vrai. Et, à vrai dire, il essaie de ne pas y penser. Mais le climat s’est davantage pourri encore. En coulisses cette fois-ci. Loin des oreilles des journalistes. «Ce qui m’a dérangé, c’est qu’au cours de la série, il y a eu des discussions entre certains agents de mes joueurs suisses et Kloten. Des noms de tels que Thibault Frossard, Reto Schmutz ou Tim Wolf sont sortis. Là, je dois bien vous avouer que cela commençait à sentir mauvais.» Finalement, cette stratégie adverse ne se serait-elle pas retournée contre les Zurichois? «On dit que l’on est toujours plus intelligent après. Mais je ne sais en effet pas si ça leur a vraiment rendu service. Nous, par contre, ça nous a apporté beaucoup d’eau au moulin. Je ne comprends pas leur discours. Il faut valoriser tes joueurs par rapport à ceux d’en face. Si tu avoues qu’en cas de promotion tu vas te servir dans le vestiaire adverse, c’est que tu estimes n’être pas suffisamment bon pour la National League. Ils ont pris un risque qui leur a peut-être joué plus d’un tour.»

Le coup de pression

La victoire ajoulote du 26 avril en banlieue zurichoise a eu l’effet d’un détonateur. Alors qu’ils menaient désormais 3-2 dans cette série au meilleur des sept matches, ils se sont tout à coup retrouvés à un seul succès d’un titre de champion de deuxième division. Et d’une promotion? «À cet instant, nous ne savions pas encore si nous allions être en mesure de l’accepter, précise Gary Sheehan. Le comité nous a toujours dit de jouer pour gagner. Mais désormais, nous étions dos au mur.»

Au rayon des bonnes nouvelles, le niveau de jeu de Jonathan Hazen et Philip-Michaël Devos ne laissait planer aucun – mais alors aucun – doute sur leur implication pour le HC Ajoie. Toutefois, Gary Sheehan ne s’est-il pas senti trahi par toute cette histoire? «Jamais, coupe-t-il vigoureusement. Dans ma tête, j’avais la conviction que des discussions avaient eu lieu. Mais je peinais encore à croire que tout était réglé.» Jusqu’à ce cinquième match, les deux Québécois ont fait exactement ce que leur entraîneur était en droit d’attendre d’eux. «À mesure que la série avançait, ils sont devenus encore meilleurs, précise Gary Sheehan. J’ai l’impression que toute cette histoire s’est tassée et nous avons pu travailler dans un calme relatif.»

Mais le 28 avril au matin, jour de la potentielle promotion, il a fallu prendre une décision. Que faire en cas de victoire le soir même? Accepter cette promotion ou non? Si la réponse est négative, comment réagiront les deux Canadiens qui ont absolument tout donné pour le HC Ajoie? C’est dans ce contexte que le jour le plus long a commencé.

En cette journée devenue historique, la donne était limpide pour Jonathan Hazen et Philip-Michaël Devos, mais pas encore pour Gary Sheehan. Les deux Nord-américains du HC Ajoie savaient que si leur club n’acceptait pas cette promotion, ils allaient se retrouver «pomme avec le bour». Leur entente avec Kloten deviendrait caduque faute de promotion zurichoise et la formation jurassienne repartirait pour une saison en Swiss League. Le pire des scénarios possibles.

C’est dans ce contexte que Philip-Michaël Devos sollicite un entretien avec Gary Sheehan. Ses coéquipiers ne connaissaient pas encore le fin mot de l’histoire. Il voulait en avoir le coeur net. «Il y avait beaucoup d’interrogations dans le vestiaire, confirme Gary Sheehan. En même temps, nous nous trouvions à une victoire de la potentielle promotion et nous ne savions toujours pas si cela allait être possible ou non.»

La discussion entre les deux Québécois tourne court. «Il me dit à quel point il joue gros, précise Gary Sheehan. Que cela devient compliqué. Il me dit très honnêtement qu’il n’est pas un tricheur, mais que si on gagne et qu’on ne monte pas, il perd une place en National League.» Cette fois c'est sûr. L'information de Blick était donc correcte. Cette confirmation officielle ne tombe que le matin de l’acte VI. Preuve, aussi, de l’attitude irréprochable des deux protagonistes de ce feuilleton à rallonge. «À cet instant, c’est devenu vraiment vrai, rigole Gary Sheehan. On ne pouvait plus avoir de doute sur le fait que tout était sous clé entre Kloten et mes deux joueurs. Je me suis tourné vers Vincent (ndlr Léchenne, directeur sportif) et lui ai dit que je n’étais pas surpris. Que nous devions appeler le président.» Il n'est pas encore midi que cette journée paraît déjà interminable.

Le coup de boost

En fin de matinée, Gary Sheehan prend son téléphone pour appeler Patrick Hauert, président du club. À cet instant, le président du club a probablement la réponse à la question que tout un canton se pose: Ajoie va-t-il accepter une promotion en National League en cas de victoire? «Pour moi, c’était clair qu’on ne pouvait pas faire ça aux gars», précise Gary Sheehan. Ça? Ne pas accepter une promotion acquise sur la glace. «Ils voulaient juste savoir, poursuit-il. Ils ont joué toute la série avec un piano et un frigidaire sur le dos, image Gary Sheehan. C’était une histoire énorme.»

Le coup de fil présidentiel est bref. «J’ai tout de suite su que c’était positif, poursuit le technicien. Lorsque j’ai demandé à Patrick Hauert comment ça allait, il m’a dit que ça allait très bien. Dans ma tête, c’était bon. On allait monter. Et 'Pat' a enchaîné et m’a dit: 'Tu peux dire au Phil que si on gagne, il joue en National League.'» Le message est passé immédiatement, de quoi soulager Devos. «Il a dit 'parfait' et il est parti. Nous l'avons ensuite annoncé à Jonathan Hazen par téléphone. Lorsque l’on a eu la certitude de monter en cas de promotion, on s’est mis une pression énorme tout à coup. Et nous ne savions pas s’il fallait l’annoncer aux joueurs ou non.»

Le coup de pression (bis)

«C’était une journée où tu n’arrives pas à faire la sieste l’après-midi, c’est impossible.» Malgré la certitude d’une promotion en cas de victoire, Gary Sheehan n’a pas senti de soulagement. Bien au contraire. «La principale question, à cet instant, c’est de savoir comment l’annoncer aux gars. Faut-il le faire? On a longtemps hésité.» Finalement, le rendez-vous est pris à 18h, à deux heures du coup d’envoi dans le vestiaire. Habituellement la causerie à lieu à 18h15. «Le président est venu parler à tout le monde. Il a dit que l’on fonçait dans cette aventure en cas de victoire et il leur a simplement dit 'allez-y'.»

Habile motivateur, Gary Sheehan ne savait pas encore si c’était la bonne chose à faire. «En le leur disant, nous leur mettions de la pression, poursuit-il. Je pense que le résultat nous a donné raison. À cet instant, nous savions qu’il nous faudrait gagner coûte que coûte ce sixième match. En cas de rencontre décisive à Kloten, je ne sais pas si nous allions gagner. C’était donc sûrement la bonne chose à faire de leur enlever un certain doute.»

Le but de Matthias Joggi en prolongation a délivré le HC Ajoie.

Ce sixième match a vu Jonathan Hazen et Philip-Michaël Devos être énormes. Les deux hommes ont terminé avec trois points: 1 but, 2 assists pour le premier nommé et 2 buts, 1 assist pour le second. Ils ont patiné durant plus de 30 minutes et ont sans cesse usé la défense adverse. Au moment où ils soufflaient sur le banc, c’est l’expérimenté Matthias Joggi qui a marqué le 5-4 décisif.

Après ce but libérateur, le jour le plus long s’est terminé pour céder sa place à la nuit la plus longue. La pression a cédé sa place aux pressions et autres boissons alcoolisées. En une journée de folie dans l’Ajoie, Philip-Michaël Devos et Jonathan Hazen ont prouvé que même si le business était une partie intégrante du sport moderne, ils étaient capables de respecter un engagement. Et le HCA le leur a bien rendu en acceptant cette promotion. Première rencontre dans l’élite: le 7 septembre prochain avec la réception du HC Bienne.

Retrouvez l’intégralité de l’interview de Gary Sheehan le 1er septembre prochain lors d’un épisode spécial du podcast Cold Facts.

Et si vous êtes arrivés jusqu'ici, c'est que vous êtes vraiment fan de hockey. Alors n’hésitez pas à vous inscrire à la newsletter «Are You Hockey?» qui sera livrée chaque jeudi matin à partir du 9 septembre. C’est juste en dessous que cela se passe.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la