Murat est un fan de football comme les autres. Enfin, pas tout à fait: c’est un ultra. C’est comme ça qu’on appelle les supporters les plus fanatiques. Souvent habillés en noir, ils animent les kops dans les stades avec une ferveur qui, parfois, déborde.
Des odeurs de fumées
Ce n’est pas le seul point qui différencie Murat du reste du public. Le vingtenaire a perdu la vue lorsqu’il était encore bébé. Il ne voit pas le ballon, les joueurs ou les goals. Il n’en a pas besoin. «J’arrive à savoir ce qu’il se passe sur le terrain, juste en suivant les réactions du public. Un match, ça se vit aussi avec le bruit.»
Avec les odeurs aussi, celle des saucisses grillées, de l’herbe mouillée («ma préférée»), celle de ce qu’on fume en tribune aussi. «La fumée est omniprésente, que ce soit celle des fumigènes ou du cannabis.»
Un coup de foudre précoce
La passion de Murat se décline jusque dans les moindres recoins de sa chambre. L’or et le bleu marine s’entrelacent sur les draps de son lit. Dix lettres se répondent un peu partout: Fenerbahçe. Ce club d’Istanbul est l’un des plus titrés de Turquie, l’un des plus populaires du pays aussi.
«J’avais sept ans lorsque j’en suis tombé amoureux, sourit le Genevois. Je me souviens comme si c’était hier du match à la TV qui a tout changé. C’était le 14 août 2004 pour être précis. Mon père était déjà fan de Fenerbahçe. Il regardait une rencontre de championnat. Au moment où je me suis assis sur le canapé, Alex, le nouveau joueur brésilien de l’équipe, a pris le ballon. Tout d’un coup, 40’000 personnes ont vibré en même temps dans le stade. Ce bruit de jouissance, je l’entends encore. Pendant tout le match, j’ai posé 1000 questions à mon père sur le club, sur le football.»
Depuis ce jour-là, sa passion n’a cessé de grandir. Il suit la formation stambouliote aux quatre coins de l’Europe et pas seulement pour le foot. «Je suis aussi des matches de basket ou de volley. Qu’importe le sport, il faut représenter nos couleurs. Des supporters arrivent de tous les pays d’Europe.»
Jusqu’au fin fond de la Slovaquie
Un dévouement qui amène Murat parfois loin, au sens propre. «En 2018, je suis allé jusqu’à Trnava en Slovaquie. On a fait plus de 2200 kilomètres aller-retour… et le match ne servait à rien en plus. On était assuré de terminer deuxièmes de notre groupe d’Europa League. Il faisait très froid et on a fini à torse nu en tribunes. C’était drôle. On a perdu 1-0 sèchement, puis on est rentrés.»
Cette passion pour le football, cette appartenance à la mouvance ultra lui a permis de dépasser sa cécité, de trouver une place dans la société aussi. «Gamin, j’ai découvert la géographie et l’histoire, explique-t-il. À 7 ans, peu d’enfants connaissent le Sparta Prague.»
Quand ce grand gaillard se replonge dans ses souvenirs d’enfance, il raconte l’arrivée à Genève de sa famille qui a quitté la Turquie quand il avait trois ans. «J’ai été touché par une maladie rétinienne à la naissance. Ma vue a rapidement baissé et c’était vite plié. J’ai subi plein d’opérations qui n’ont pas changé grand-chose. Mais, je n’ai pas grandi comme un aveugle. Mes parents ne m’ont jamais surprotégé.»
Le seul aveugle à une rave
Un état d’esprit qu’il a gardé à l’âge adulte. Murat l’avoue volontiers: il a «un caractère bien trempé». «Mon «aveuglisme», comme je l’appelle, ce n’est pas un handicap mais c’est comme un métier. Je bosse tous les jours avec. J’aime aussi m’aventurer dans des milieux improbables où je suis le seul aveugle. J’ai fréquenté des soirées rave par exemple. La différence intrigue et les gens me posent des questions.»
Mais c’est autour des terrains qu’il se sent le mieux. Même quand les choses s’animent avec les supporters adverses ou les forces de l’ordre. «Ça bouge aussi pas mal dans le mouvement ultra, résume-t-il avec un petit sourire en coin. Je dois être l’aveugle qui a été le plus gazé par la police.» La violence justement, Murat n’a pas peur d’en parler. Pour lui, le stade est le reflet de la société. Il y retrouve «les chômeurs comme les banquiers». «Les ultras sont des gens normaux, poursuit-il. La violence est partout dans notre vie. Un patron qui fait du mobbing à son employé, c’est violent. La pauvreté, c’est violent. Mais, on refuse de voir cette violence quotidienne, alors que celle du stade passe à la TV.»
Un Genevois fan du LS
Même si Murat a grandi à Genève, c’est le Lausanne-Sport qu’il soutient en Super League. Un grand écart qui s’explique par ses études et son exil à Yverdon. Il sympathise alors avec un supporter vaudois. «Il m’a invité à venir voir un match. J’ai kiffé l’ambiance et l’accueil. Alors, j’y suis retourné et j'y suis resté.»
Ce n’est pas la meilleure saison pour supporter le LS. Le club de la capitale olympique va certainement descendre en deuxième division. Qu’importe pour notre ultra malvoyant. Il se réjouit déjà des derbys contre les autres clubs romands. Tout ce que Murat espère, ce que cette relégation qui s’annonce provoque le départ du directeur sportif Souleymane Cissé. «Ça serait la seule belle nouvelle de cette saison.»
Pour le reste, qu’il pleuve ou qu’il vente, même jusque dans les stades les plus modestes du pays, les ultras seront toujours là. Et Murat aussi.