«Le stade peut accueillir combien de spectateurs pendant l'Euro? 62'000? Alors on sera 62'000. Non, allez, on va laisser vingt places pour les familles des joueurs géorgiens», se marre Umut en buvant un café visiblement pas très bon en ce mardi matin à Dortmund. Umut est venu de Cologne et, ce mardi, il a embarqué toute la famille, ses filles comprises, pour assister à ce premier match de la sélection.
Non, les Turcs ne seront pas 62'000 dans le stade, mais en tout cas 45'000, voire un peu plus, cela semble clair. «On se sent à la maison quand on est en Allemagne», a souri Yusuf Yazici, l'attaquant de Lille, à la veille de l'entrée de la sélection turque dans la compétition. Selon les chiffres officiels, les Turcs sont 1,5 million en Allemagne, et tout autant à posséder le passeport allemand, mais à être turcs d'origine. Trois millions de supporters potentiels, voilà qui fait du monde.
«C'est vraiment un grand avantage pour nous de jouer ici en Allemagne, ce sera comme un match à domicile», se réjouit Salih Ozcan, lequel sera, pour le coup, vraiment à la maison puisqu'il joue habituellement au Borussia Dortmund. «Nous devons l'utiliser comme un avantage, mais ce sera sur le terrain qu'il faudra le montrer. Nous devons attaquer d'entrée, mettre la Géorgie sous pression et emmener nos fans avec nous. Je demande donc à tous les supporters de venir et de faire de bruit. Je leur promets que nous ferons honneur à notre drapeau jusqu'à la fin.»
Trois ordis ouverts en même temps
Croisé devant le stade, Mehmet est lui venu d'Essen, pas très loin. «J'ai tout fait pour avoir un ticket. Dès que cela a été possible, je me suis créé un compte sur le site de l'UEFA, j'avais trois ordinateurs ouverts en même temps», explique le trentenaire, lequel porte le maillot de la sélection et a un drapeau attaché à chaque poignet. À quel point pense-t-il que ce mardi s'annonce inoubliable? «Je pense que même nous, on ne peut pas s'imaginer ce qui va se passer. Quand la Turquie vient jouer en Allemagne, c'est déjà énorme. Mais une phase finale d'un Euro, ça dépasse tout. En plus, cette sélection nous plaît, elle est jeune, elle a du talent et, comme nous, elle est aussi en partie issue de la diaspora, ce qui limite les rivalités.»
Les rivalités, nous y voilà. Le football turc vit, et souffre parfois, de l'animosité entre Galatasaray, Fenerbahce et Besiktas, les trois grands clubs stambouliotes. Cette passion folle embrase le pays, parfois jusqu'à l'excès, dans un pays où le rapport au football ne peut pas se comprendre avec des yeux et des mentalités occidentales.
En prenant le petit déjeuner avec son épouse dans un hôtel tout proche du stade en ce mardi matin, Okan s'affiche avec le maillot de Besiktas justement. Un homme lui fait une remarque en turc, Okan sourit et ne répond rien. Devant le panier de croissants, on lui demande ce que l'homme en question lui a dit. «Il m'a juste soufflé que je ne devrais pas mettre ce maillot. C'est mieux de ne pas répondre…» Apprenant qu'il a affaire à un journaliste suisse, Okan ne veut pas en dire trop. Ou alors il a surtout envie d'aller boire son jus de pomme bio sans être embêté. «Ce sont des articles inutiles que vous voulez faire. Aujourd'hui, on est là pour la Turquie.» Pourquoi ne pas mettre le maillot de la sélection, du coup? «Parce que je n'en ai pas. Besiktas est au-dessus de tout. Mais si je croise un vendeur de drapeaux turcs devant le stade, j'en achèterai un.»
Une union sacrée
Retour au stade, donc. Quatre heures avant le coup d'envoi, la marée rouge commence à déferler et les maillots des clubs se font discrets. Un groupe de gamins joue au foot sur une esplanade, pas loin de l'entrée nord. Une caméra de télévision s'approche pour les filmer et les enfants interrompent alors leur partie pour s'en aller crier «Türkiye, Türkiye» et… «Fenerbahce, Fenerbahce», ce qui fait rire tout le monde, même ce quinquagénaire avec le maillot de Galatasaray passant au même moment. Pour le reste, le maillot rouge au fameux croissant est partout. L'espace de deux, trois ou quatre semaines, les Turcs ont visiblement décrété l'union sacrée.
L'atmosphère risque donc d'être grandiose cet après-midi à Dortmund, même si le temps n'est malheureusement pas de la partie. Des tempêtes sont en effet annoncées dans la Ruhr ce mardi et les fan-zones ont été fermées à titre préventif, ce qui fera beaucoup de malheureux et pourrait engendrer des frustrations, de très nombreux Turcs étant venus à Dortmund sans billet. «Il ne faut pas sous-estimer la force de la nature. Soyons très prudents. La situation peut devenir dangereuse à tout moment», ont prévenu les autorités de Dortmund. Pas de quoi freiner l'enthousiasme de la diaspora turque, ni de Salih Ozcan. «Quand j'entre dans le stade, je suis à chaque fois émerveillé par notre mur jaune et noir. Cette fois, il sera rouge et blanc.»