Sur les hauteurs de Corcelles (NE), dans les écuries familiales du Cudret, Bryan Balsiger passe délicatement une éponge sur le chanfrein de Castiel, son hongre alezan. «Il faut qu’il soit beau pour la photo, sinon le propriétaire ne sera pas content», s’amuse le Neuchâtelois. Cette phrase, en apparence anodine, illustre toute la complexité de la pratique du saut d’obstacles à haut niveau. Un sport où l’argent fait et défait des carrières et lie le cavalier à celui ou celle qui voudra bien lui fournir un ou des chevaux d’exception.
Pour atteindre les sommets, il faut certes du talent. Ça, le surdoué de Corcelles en a à revendre, lui qui a gravi les échelons au grand galop, de champion d’Europe Jeunes Cavaliers (2017) à une cinquième place par équipe aux Jeux olympiques de Tokyo (2021), en passant par de nombreux classements en Coupe du Monde et un titre par équipe aux Championnats d’Europe (2021).
Mais il faut surtout de l’argent. Beaucoup d’argent. Pour un jeune cheval sans expérience, comptez entre 30’000 à 100’000 francs. Pour un équidé prometteur, prévoyez de vous délester d’une centaine de milliers de francs. La facture s'envole pour les cracks, tutoyant le million, voire les millions de francs. Et pour briller à haut niveau, des champions, il en faut plusieurs dans ses écuries.
L'argent, le nerf de la guerre
Si certains ont les moyens de leurs ambitions — comme la cavalière américaine Jessica Springsteen, fille d’un certain Bruce, ou l’Argentin basé à Genève, Jose Maria Larocca, numéro 2 de la société de négoce Trafigura — la plupart doivent s’en remettre à la générosité de mécènes, passionnés de sports équestres ou à l’affût d’un retour sur investissement.
Durant sept ans, Bryan Balsiger a pu compter sur le Neuchâtelois Olivier de Coulon, propriétaire des Ecuries Les Verdets, à Saint-Blaise. Ensemble, ils ont bâti une écurie performante permettant au sportif de faire son entrée et de briller au sein de l’élite mondiale.
Or, en septembre dernier, coup de tonnerre! Le cavalier âgé de 26 ans annonce sur les réseaux sociaux mettre un terme à cette collaboration. Une décision lourde de conséquences à quelques mois des Jeux olympiques de Paris. Bryan perd ses 10 chevaux, se retrouve à … pied.
À pied
Attablé, en bordure du paddock de saut du centre équestre du Cudret, Bryan Balsiger revient, avec une grande pudeur, sur les raisons qui l’ont poussé à faire ce choix. «Ce partenariat nous a apporté des résultats fantastiques. J’en suis très reconnaissant, mais j’ai senti qu’il était temps pour moi de revenir à Corcelles et de développer ma propre structure. C’était le bon moment, même si certains vous diront qu’à quelques mois des Jeux, ce n’était pas le meilleur des timings.»
Ce premier pas vers indépendance lui coûte cher. Si en 2023, le cavalier avait contribué à la qualification de l’équipe de Suisse pour les JO de Paris, c’est à la télévision qu’il verra ses anciens coéquipiers s’élancer dans les jardins de Versailles. Depuis l’Allemagne, où il concourra dans des épreuves moins relevées, une façon pour lui «ne pas trop cogiter». «Peut-être que si j’étais resté dans la configuration passée, je ne serais de toute façon pas parvenu à me qualifier, tente-t-il de relativiser. Mais c’est sûr que les Jeux restent un objectif.»
En «rompant» avec son mécène, Bryan Balsiger a dû laisser filer ses chevaux sous la selle d’un autre. Ses cracks, Dubai du Bois Pinchet, Clouzot de Lassus ou encore AK’s Courage sont désormais pilotés par le Lucernois Pius Schwizer, qualifié, lui, pour Paris. «On s’est croisés en concours. Forcément, on se sent un peu triste quand on voit ses anciens chevaux évoluer avec un autre cavalier. On se remémore tous les bons moments, le travail effectué ensemble.» Il admet ne pas avoir eu la force de s’approcher de ses anciennes montures. «Je préfère couper les ponts, ça fait trop mal.»
Repartir de zéro
Le cavalier repart donc de zéro. Accompagné par son père Thomas — son entraîneur depuis toujours —, son frère Ken et sa mère Patricia, c’est ici à Corcelles qu’il compte patiemment bâtir sa nouvelle écurie constituée de jeunes montures et d’autres un brin plus expérimentées. Prendre le temps de former ses chevaux, les amener au plus haut niveau et développer son propre projet. À son compte, avec l’aide, non plus d’un seul propriétaire, mais de six.
Une façon de se rendre moins dépendant des exigences d’un unique sponsor. «C’est important de pouvoir compter sur plusieurs personnes avec des visions différentes, reconnaît Bryan Balsiger. Certains chevaux sont là, pour être vendus, d’autres pour progresser ou strictement pour la compétition. Avec les propriétaires, on discute en amont des objectifs, avec des contrats. Souvent oraux, mais de plus en plus par écrit. J’ai dû apprendre avec l’expérience», glisse-t-il.
Les propriétaires, un mal nécessaire? Le jeune homme rit: «C’est une très bonne question. Grâce à mes parents, j’ai de la chance de disposer de super infrastructures ici. Ils m’ont aidé à lancer ma carrière. Mon père notamment, en «me léguant» les chevaux qu’il montait et avait lui-même formés. En revanche, si on veut performer lors des grands rendez-vous, on reste dépendants des chevaux. Et pour rester compétitifs, il en faut plusieurs.»
Les gains amassés en concours se partagent entre cavalier et propriétaire. Et c’est seulement à très haut niveau que l’opération peut se révéler lucrative. Pour le reste, Bryan Balsiger compte sur les propriétaires qui lui paient une pension (1000 francs) ou une pension travail (2000 francs) pour les chevaux qu’ils lui confient. Pas de quoi devenir riche. «Sans compter qu’il faut rémunérer une groom qui prend soin des chevaux et les cavaliers qui viennent les monter quand je suis en concours», précise-t-il.
Reculer pour mieux sauter
Classé 30ᵉ en août 2023, le cavalier neuchâtelois est relégué aujourd’hui à la 179ᵉ place du classement mondial. Une dégringolade qu’il avait anticipée. Une année transitoire, emprunte aussi de jolis résultats avec notamment une 8ᵉ place dans le Grand-Prix 5* de Saint-Gall avec la grise de 9 ans PSG Starlight. Il espère un retour parmi les meilleurs «le plus vite possible».
On se souvient qu’en 2006, Steve Guerdat avait tourné le dos au marchand de chevaux néerlandais Jan Tops après la vente — sans préavis — de sa monture Tijl. En 2012, il était devenu champion olympique à Londres. «Steve est un exemple. Aussi bien sportivement que dans la façon dont il gère sa carrière, en misant sur la longévité», affirme le jeune cavalier qui rêve de marcher sur les traces de son aîné.
S’il se contentera de regarder ces JO à la télévision, l’objectif reste le même. «Dans quatre ou huit ans, je compte bien mettre une médaille autour de mon cou.» Et de poursuivre: «Ce sera d’autant plus gratifiant si j’y parviens avec ma propre structure et les chevaux que j’ai formés.» Bryan Balsiger, un cavalier droit dans ses bottes.