Pas de larmes. Juste une lumière plus intense dans ce regard qui brille comme un phare. Sur la proue de son bateau, Justine Mettraux savoure le bain de foule après avoir été soumise pendant 76 jours à la houle. Comme souvent, avec elle, l’émotion est contenue. Elle est comme ça, «Juju», imperturbable. Ce n’est sans doute pas un hasard si le qualificatif de «machine» lui colle au ciré depuis ses débuts dans le monde de la course au large en 2011. Dans la joie comme dans la peine, la navigatrice est dans la maîtrise. Ne jamais trop en faire. Juste être sincère pour mieux toucher le cœur des gens.
Il fallait voir ces deux murs humains le long du chenal des Sables-d’Olonne pour mesurer l’ampleur de l’accueil qui lui a été réservé. Il fallait être là, passager presque clandestin, pour entendre les «Tu nous as fait rêver», les «Merci», tout simplement. Ce sont parfois les mots les plus simples qui suffisent à dire l’admiration que l’on porte à ces hommes et ces femmes capables d’emmener le public en mer inconnue. Malgré l’omnipotence des réseaux sociaux, malgré les caméras embarquées, malgré les communiqués de presse en pagaille, malgré tout cela, la fascination demeure, teintée d’un profond respect. «Juste merci, Justine», lui lance cette foule teintée de rouge et blanc et qui fait résonner les cloches de la Gruyère d’où la famille du papa, Jacques, est originaire.
Pendant 76 jours, la navigatrice genevoise a joué une partition presque parfaite. Sur son vieux bateau de 2018, elle n’a jamais quitté le premier wagon de ce tour du monde en solitaire sans escale et sans assistance. Ce bateau, parlons-en. Un monocoque doté de foils, ces grosses moustaches de carbone qui permettent de naviguer presque en suspension au-dessus des flots. Un bateau d’une dureté incroyable. Brut de décoffrage, et que bien des mâles auraient eu du mal à supporter. «Rien que pour ça, elle a le respect de tous, explique Philippe Eliès, responsable de la rubrique voile au sein de la rédaction du Télégramme, lui aussi tombé sous le charme de la Genevoise. On lui consacre une page au moins. Sa performance est juste incroyable et les gens ne se rendent pas vraiment compte de ce qu’elle a accompli. J’ai navigué sur ce bateau il y a plusieurs années, c’est un enfer.»
Du bruit, des odeurs, et un effet marteau-piqueur lorsque la coque retombe sur la houle. Un habitacle de 6 mètres carrés. Une cage humide, toujours, glacée ou bouillante, selon la latitude à laquelle on évolue. Il y aurait de quoi devenir fou. Justine Mettraux, elle, y trouve même du plaisir lorsque tout va bien. «Les premières semaines de course ont été vraiment satisfaisantes, raconte-t-elle après avoir repris ses esprits sur le plancher des vaches. J’ai très vite été en phase avec le bateau, avec mes choix tactiques. Globalement, jusqu’au cap Horn, je peux dire que le plaisir était présent à bord. Je me sentais vraiment à l’aise. Dans ces moments-là, il y a des images qui te marquent, des émotions particulières. Il y a parfois des animaux, comme ces dauphins qui m’ont accompagnée dans la descente de l’Atlantique Sud. Il fallait en profiter, parce que après je n’ai pratiquement plus aperçu d’animaux marins. On nous demande souvent de choisir quel est le moment le plus fort et quel est le plus dur. J’aurais vraiment de la peine à sortir quelque chose du lot. C’est un ensemble de petites et grandes choses vécues qui font qu’une telle course est exceptionnelle. Sur l’instant, ou juste après l’arrivée, on n’a pas encore assez de distance pour mesurer ce que l’on vit.»
Prise dans le tourbillon de la course au large depuis près de quinze ans, «Juju» n’est pas une aventurière qui aime se raconter. «C’est une athlète qui aime parler de ce qu’elle fait sur l’eau et nous, on aime ça, explique Philippe Rey-Gorrez, patron de l’entreprise TeamWork, sponsor historique de la navigatrice. Je suis actif dans la voile avec TeamWork depuis vingt ans et notre histoire commune, avec Justine, a commencé en 2011 avec le lancement de sa première campagne pour la Mini Transat. Ce qui est fou, c’est que depuis tout ce temps elle n’a pas changé. Elle avait déjà cette approche carrée des choses. Avec professionnalisme, le souci de bien faire et surtout de ne rien laisser au hasard. Sa préparation physique et celle de son bateau ont été une fois encore incroyables, avec le soutien d’une équipe elle aussi très pointue, celle de Jérémie Beyou.»
Le team BeYou Racing, basé à Lorient, est allé chercher Justine pour lui confier les clés de l’Imoca de 2018. «Justine est une navigatrice exceptionnelle et elle l’a démontré sur ce Vendée Globe», apprécie Jérémie Beyou, 4e de cette édition. De son côté, la jeune femme de 38 ans estime qu’elle a eu de la chance que tout s’aligne pour le mieux. «J’ai hérité d’un très bon bateau malgré sa dureté et nous avons su le faire évoluer depuis trois ans. Mon intégration dans l’équipe a été aussi une réussite et je me suis très bien entendue avec les personnes en place. Tout a parfaitement collé pour arriver à ce résultat.»
Meilleure femme de la plus grande course du monde, avec un nouveau record féminin à la clé, Justine Mettraux ne souhaite pas trop s’appesantir sur la question. A tête reposée, après une première bonne nuit dans un vrai lit, elle prend toutefois la mesure de ce que cette performance implique. «Pour mes partenaires, c’est super chouette, mais pour moi, c’est surtout ma course dans son ensemble que je préfère retenir. Cette place de 8e correspond aux résultats que j’avais obtenus sur les courses de préparation. Je suis à ma place et cela montre aux autres femmes que, avec un projet cohérent et performant, on peut jouer un rôle en vue. Nous étions six navigatrices au départ et j’espère que nous serons plus nombreuses à l’avenir.»
Pour accueillir Justine sur le ponton des Sables-d’Olonne, samedi sous un rare soleil, deux légendes féminines de la course au large et du Vendée Globe avaient fait le déplacement. Catherine Chabaud, première femme à avoir terminé l’épreuve, et Isabelle Autissier, grande dame du large devenue écrivaine, chroniqueuse radio et présidente du WWF France. «J’avais parié sur Justine que je suis depuis des années, dit-elle. Je suis donc plutôt contente d’avoir gagné mon pari. Mais ce n’est pas une surprise. Justine n’est pas dans l’esbroufe.» A l’applaudimètre, la Genevoise joue là aussi les premiers de classe. Sur le podium, elle reçoit une ovation mille fois méritée de la part d’un public très dense. Ce samedi d’arrivée n’est que le début d’un long marathon émotionnel et médiatique. Sur le village, le ciel se fâche et le vent balaie tout sur son passage. La Genevoise se réfugie sur l’estrade de la presse, où elle est assaillie de questions. Devant un auditoire conquis par la performance de la Suissesse jaillit très vite l’interrogation qui brûle les lèvres: «Avez-vous envie d’y retourner?» Là encore, Justine Mettraux fait preuve de cette retenue qui la caractérise: «Je m’étais dit que, quoi qu’il arrive, je prendrais le temps de bien digérer les choses avant de décider quoi que ce soit. C’est donc ce que je vais faire.»
La salve d’applaudissements qui monte de la salle résonne comme un appel du peuple. L’entendra-t-elle? On n’en saura pas plus lors de ce point presse, qui s’achève enfin pour elle qui rêve d’un peu de calme après les tempêtes.