Il se qualifie lui-même, avec un sourire entendu, de «moine le plus profond du monde». Et il est pour le moins difficile de lui donner tort, au sens propre. Loïc Vuillemin est bouddhiste, maître zen, et détenteur de plusieurs records de Suisse d’apnée profonde. Ce Vaudois de 45 ans, fils d’une juge et d’un physicien nucléaire, s’est pourtant mis très tard à titiller les abysses: ado, il n’osait pas se baigner s’il ne voyait pas le fond!
Mais pour ce solide gaillard de 2 mètres, une peur n’est pas un obstacle, pas plus que ne l’est une contradiction. «Un maître doit savoir gérer la dualité», répète-t-il à l’envi. Oui, on peut concilier la retenue d’un mode de vie monacal et la discipline d’une activité sportive d’élite, en ayant l’esprit de compétition. Non, la quête du dépassement de soi n'est pas seulement spirituelle: elle peut prendre la forme concrète d’une performance physique. Rencontre avec un personnage singulier et haut en couleur.
En 2020, je t’avais interrogé pour un autre média, alors que tu venais de battre ton 8e record de Suisse, à 82 mètres. J’avais évoqué la barre des 100 mètres, et tu avais ri en me traitant de fou. Mais le 22 mai dernier, tu l’as atteinte, cette barre, pour signer ton 17e record national. Qu’est-ce qui s’est passé?
J’ai maintenu mon rythme des années précédentes, en faisant des records quasi mètre par mètre, dans les trois disciplines où je suis profond (ndlr: voir l’encadré plus bas). Mais il y a un autre Suisse, Florian Burghardt, qui devient bon. Il progresse vite! Et en plus, c’est le petit ami d’Alenka Artnik (ndlr: la Slovène est multiple championne du monde d’apnée et recordwoman du monde en monopalme)...
Ah oui, ça peut aider, quand même…
C’est sûr! Du coup, je commence à suivre ce qu’il fait. Je vois qu'il participe à une compétition prestigieuse où je ne peux pas aller, le Vertical Blue (ndlr: aux Bahamas, une compétition privée qui demande de grands sacrifices: environ 8000 francs de frais, tout compris). Je suis impressionné. Le type chatouille puis dépasse les 80 mètres, tout près de mes records. Et là, je me dis que je ne peux pas laisser faire ça!
Tu veux dire que toi, le moine, tu es compétitif comme tout le monde?
Peut-être pas comme tout le monde, mais compétitif, oui! La progression de Burghardt m’a fait réagir. Je sais bien que mes records de Suisse seront battus un jour, et au fond, je l’espère. Mais pas là, pas maintenant! (il sourit)
Quelle est l'importance du matériel en apnée?
C'est un facteur déterminant. J’avais fait mes premiers records en bipalmes. C’est plus archaïque, disons. Là, coup de bol, une association suisse me dit que si j’ai besoin d’une monopalme, elle me la paie. Génial! Parce que c’est comme des chaussures de ski, ça ne doit pas bouger, ça doit t’aller comme un gant. Je chausse du 50, alors il fallait la faire sur mesure! À l’entraînement, je tente 80 mètres, pour l’essayer. Et je remonte frais comme un gardon. Je n’y croyais pas moi-même! Dès la compétition suivante, près de chez moi en Égypte, je fais 88, puis 90 mètres.
On sent venir un «mais»…
Un «et», plutôt. Parce qu’à la compète, on m’a demandé ce que je fichais avec ce bidule aux pieds! Sur le coup, je n’y connaissais tellement rien à ce matériel que je n’avais pas tilté: en fait, ce type-là de monopalme, c’est pour s’entraîner en piscine. En apnée, au fond, avec la pression qui augmente, le caoutchouc devient bien plus lourd. Ça flotte à la surface, mais en profondeur, ça devient un boulet. Et là, oui, encore un «et», je gagne la Freediving World Cup de l’AIDA (ndlr: l’une des deux fédérations internationales d’apnée). Le premier prix, c’est une monopalme neuve, sur mesure, en silicone incompressible. Je me retrouve avec une Rolls aux pieds! Dès que je l’essaie, j’envoie 90 mètres en 2’40’’, quasi 30 secondes plus vite qu’avant. J’hallucinais.
C’est là que tu as commencé à penser sérieusement à la barre des 100 mètres?
Oui, ça devenait tangible. Et comme les années passent, je me suis dit que je n’allais plus tenter des records mètre par mètre. Sinon, les 100 mètres, j’y serais arrivé à 56 ans! (il se marre) J’ai toujours dit que j’estimais pouvoir faire de la compète jusqu’à mes 50 ans. On me regarde déjà assez comme un taré, c’est 25 ans après la fin de la carrière de certains…
Si tu me passes l’expression, tu es un vieillard sur le circuit, non?
Oui et non. Il existe maintenant une catégorie qui s’appelle Master, ils sont sympa, ils ne l’ont pas appelée Senior. C’est pour les plus de 50 ans. Il y a quand même des gars dans la soixantaine qui vont encore taper les 80-90 mètres! Il faut dire que l’apnée, c’est un sport jeune, qui continue à se développer. Si tu prends le 100 mètres en athlétisme, en dix ans, on a gagné quoi sur le record?
Rien du tout, il n’a pas bougé depuis 2009 chez les hommes, et depuis bien plus longtemps chez les dames…
Exactement! Alors qu’en apnée, en dix ans, on a gagné des dizaines de mètres. Il y a quinze ans de ça, un type qui plongeait à plus de 80 mètres, il était champion du monde… Les apnéistes, c’est des pionniers. On ne peut pas encore vraiment savoir s’il y a un âge limite au-delà duquel tu vas forcément décliner. Dans la mesure où tu t’entretiens, où tu soignes ta vitalité, qu’est-ce qui t’empêche de continuer? J’ai des élèves qui sont retraités, et tant que la personne a l’esprit jeune et l'envie de se dépasser, tout est jouable.
La nouvelle monopalme, c’est ça qui te fait voir plus loin?
Oui. Gagner 20-30 secondes sur une plongée à 100 mètres, ça t’ouvre d’autres perspectives. Pour moi, au-delà de 3’20’’ sous l’eau, ça devient chaud. Je n’ai pas envie de «secouer» en remontant. J’ai toujours dit que le jour où il y a syncope, c’est fini.
La limite est là?
J’ai une fille ado, une femme qui est mon garde-fou. Je ne veux pas mettre en danger cet équilibre. Pour moi, c’est exclu de rentrer à la maison un jour en disant: «J’ai eu des convulsions, on m’a fait du bouche-à-bouche pour me ramener.» Cela dit, quand tu pratiques cette discipline, il y a déjà une forme d’acceptation du risque. La clé, c’est de s’écouter et d’agir en conséquence. Je n’hésite pas à zapper ou écourter une plongée si je ne la sens pas, ou si ma femme ne la sent pas!
L’approche des 100 mètres, ça s’est passé comment?
Quand il ne me restait plus que 2-3 mètres, chaque plongée est devenue plus difficile. C’est bizarre, l’ego. Quand on est bouddhiste, on ne doit pas le laisser s’exprimer ni nous diriger, nous dit-on. Mais quand tu pratiques un sport, c’est aussi l’ego qui te pousse, autant l’accepter, à condition de garder à l’esprit la futilité des choses: au fond, tu focalises ta vie sur le fait de la risquer pour remonter des bouts de velcro (ndlr: qui prouvent qu’on a atteint la profondeur annoncée). C’est confortable pour l’ego d’avoir un but inassouvi. Mais quand tu es sur le point d’y arriver, souvent, quelque chose bloque.
Quel est ton prochain but inassouvi, alors?
Descendre à 100 mètres, c’était d’abord me dépasser. Petit à petit c’était aussi devenu un objectif: là, il est atteint. Du coup, ça ne m’intéresse pas trop d’aller plus profond dans les catégories autopropulsées. J’aimerais explorer d’autres voies. Il y a une chose que je suis sûr de laisser de côté, c’est le sans palme. J’ai de vieux genoux, la posture de méditation n’aide pas du tout en ce sens-là, et le sans palme est extrêmement exigeant sur le plan physique. Les gars qui cartonnent sont tous d’anciens nageurs. Et surtout, je n’ai pas la bénédiction de Pascal Berger pour m’attaquer au record suisse dans cette catégorie.
Attends, il te faut la bénédiction du détenteur pour tenter un record?
En tant que moine, j’ai besoin de ce feu vert! Quand je commençais à devenir plus ou moins bon, j’ai demandé à Pascal, qui détenait tous les records de Suisse, s’il me permettait de m’y attaquer. Il m’a donné sa bénédiction, en me disant qu’en poids constant et en immersion libre, j’y arriverais, mais qu’en poids variable et en sans palme, j’allais la roter. Alors le sans palme, j’oublie.
Quatre en compétition, toutes en poids constant, ce qui signifie: pas de lest pour la descente, ni d’aide pour la remontée:
- sans palme, sans se servir de la corde (Record de Suisse: 67m Berger, Vuillemin à 61m)
- immersion libre, sans palme, mais en pouvant tirer sur la corde (RS: 86m Vuillemin)
- bipalme, en agitant les jambes à tour de rôle (RS: 86m Vuillemin)
- monopalme, en agitant les jambes en même temps (RS: 100m Vuillemin)
Deux autres catégories plus extrêmes ne font pas partie des compétitions:
- No Limit, descente à la gueuse, remontée au ballon (Record du monde: 214m, RS: 131m Zuccari)
- Poids variable, descente à la gueuse, remontée à la nage (Record du monde: 150m, RS: 131m Berger)
Quatre en compétition, toutes en poids constant, ce qui signifie: pas de lest pour la descente, ni d’aide pour la remontée:
- sans palme, sans se servir de la corde (Record de Suisse: 67m Berger, Vuillemin à 61m)
- immersion libre, sans palme, mais en pouvant tirer sur la corde (RS: 86m Vuillemin)
- bipalme, en agitant les jambes à tour de rôle (RS: 86m Vuillemin)
- monopalme, en agitant les jambes en même temps (RS: 100m Vuillemin)
Deux autres catégories plus extrêmes ne font pas partie des compétitions:
- No Limit, descente à la gueuse, remontée au ballon (Record du monde: 214m, RS: 131m Zuccari)
- Poids variable, descente à la gueuse, remontée à la nage (Record du monde: 150m, RS: 131m Berger)
Et en poids variable? Pascal Berger ne t’a pas vraiment donné sa bénédiction non plus dans cette catégorie…
J’étais présent pour ce record-là: 131 mètres, quand même! Les conditions étaient épiques. C’était devant Dahab (ndlr: sur la côte Est de la péninsule égyptienne du Sinaï), on ne connaissait pas le fond marin de cet endroit, il n’y a pas de carte pour des raisons militaires. La mer était creusée, avec des vagues. Le scénario du pire n’était pas prévu, pas de transport d’urgence ni de défibrillateur, on était à des heures d’un caisson hyperbare. S’il y avait quoi que ce soit qui clochait, il y restait. Et puis, les plongeurs de sécurité, dont je faisais partie, n’avaient aucune expérience. Ce que Pascal a réussi, c’était un incroyable exploit, c’était héroïque. J’ai un immense respect pour ce record, je trouverais déplacé de le convoiter.
Alors, tu vas te tourner vers quoi désormais?
Sans les moyens financiers pour m’aligner dans les compétitions lointaines comme le Vertical Blue, je dois choisir. Là, je suis inscrit pour les championnats suisses, en août, dans le lac de Zurich. C’est un défi: les conditions sont très différentes dans un lac alpin, l’eau est froide, il fait sombre au fond, tu es éclairé au projecteur… En plus, on doit annoncer sa profondeur des semaines à l’avance, pas la veille! Et puis, il y a aussi les Mondiaux CMAS (ndlr: l’autre fédération internationale). Ça serait superbe d’en être, car jusqu’ici j’ai toujours participé à des compétitions AIDA. En poids constant, le record suisse AIDA, ce sont mes 100 mètres. Mais chez CMAS, c’est 84 mètres. Battre les marques dans l’autre fédération, ça serait un peu comme unifier les ceintures en boxe (il se marre). Mais là, le problème est surtout l’aspect financier.
Comment rassembler ces ressources?
Les trois quarts du travail d’un apnéiste pro, c’est la recherche de fonds, sans mauvais jeu de mots! C’est pas évident, encore moins en Suisse. Ça serait plus simple si j’étais skieur ou joueur de tennis. En fait, chez nous, l’apnée est considérée comme un hobby. La Fédération suisse a de petits moyens. C’est dommage, parce qu’il n’y a pas que Florian Burghardt ou moi, il y d’autres gars qui ont les 80 mètres dans les pattes, et aussi deux femmes qui font de très bons résultats. On pourrait monter une belle équipe nationale aux Mondiaux! Mais pour ça, il faudrait une cohésion dans le projet, un vrai soutien financier des autorités sportives suisses. Et la reconnaissance officielle de notre sport, aussi, ça aiderait…
Revenons à la recherche de sponsors…
C’est galère. Par exemple, pour couvrir une partie de mes frais d’entraînement sur une saison, j’ai demandé 8000 francs à un grand horloger, des cacahuètes. Pour moi ça changerait tout. Pourtant c’est quand même trop pour une entreprise comme ça si elle n’a quasi aucune retombée d’image. C’est normal, l’apnée est peu médiatique... J’arrive à trouver de petits soutiens, mais il faut que j’en trouve beaucoup, ça prend du temps et de l’énergie. Et on te répond souvent la même chose: tu es trop vieux, tu es moine, tu n’habites même pas en Suisse, etc… Une banque privée m’a ouvert la porte pendant des semaines, avant de m’expliquer que faute de retour suffisant sur l’investissement, elle allait plutôt soutenir la Coupe de l’America. Elle pouvait lâcher des millions pour un bateau, mais pas 10’000 balles pour moi (il rigole).
Ça te décourage parfois?
Pas vraiment, je continue à envoyer des lettres, parce qu’il faut être actif et créer les opportunités, sans les attendre. Quand tu as la chance de faire signer un autographe à Roger Federer, c’est toi qui fournis le stylo!
Alors, tu cherches d’autres défis dans l’apnée?
Un objectif me titille: 140 mètres en No Limit. Descente à la gueuse, en mode «Grand Bleu», et remontée avec un ballon. Ça va vite, c’est extrême, mais c’est faisable, en termes de durée d’immersion c’est dans mes cordes. Tu descends sans trop d’efforts, tu dois juste rester concentré et lucide, et essayer de ne pas crever au fond (il rigole). Le risque, c’est un accident de décompression, mais je tenterais le coup là où je vis, à Charm-el-Cheikh: il y a une bonne chambre hyperbare, l’endroit coche toutes les cases au niveau de la sécurité. Et puis, le record national en No Limit (ndlr: également 131 mètres) appartient à Andrea Zuccari, qui s’est fait connaître dans le milieu en tant que Suisse. Plus tard, il s’est aligné en tant qu’Italien et a envoyé 187 mètres! Autant dire que son record helvétique, il n’en a pas besoin (il rit). Comme je m’entraîne dans son centre en Égypte et qu’il habite à côté, je pourrais lui demander sa bénédiction. Ça serait chouette!
Autre chose, maintenant. Comment négocies-tu ce moteur que constitue l’ego dans le sport de compétition? Est-ce conciliable avec ta pratique de moine?
Certains ne seront pas d’accord, mais je pense que oui. On me demande souvent si un moine peut faire de la compète, et je réponds que oui, bien sûr, et qu’il a même le droit de gagner! Blague à part, l’ego, c’est une notion qui est à la base purement occidentale. C’est ce truc dont tu peux te sentir séparé, alors que pour le bouddhiste, toute séparation est une illusion. En théorie, l’ego n’existe pas dans le bouddhisme. À titre personnel, je ne suis pas complètement d’accord avec ça.
Pourquoi?
L’ego, ce n’est pas ton meilleur pote, mais toi, tu es le meilleur pote de ton ego. Il va te faire dire des conneries, être hautain, jouer la victime. Alors il faut l’écouter, c’est un allié: il fait partie de toi, mais il te montre ce dont tu dois te désengager. Quand tu le perçois, tu dois le dépasser. En compétition, je transcende cet ego bien plus que dans la pratique monastique: il ne t’arrive jamais grand-chose dans un monastère, non? Si tu fais trois heures en position du lotus, tu as mal aux genoux, mais tu le ressens avec acuité parce que ton ego veut te faire sortir de cette position et te mettre à l’aise. Alors que quand tu descends dans les profondeurs, tu ne dois surtout pas laisser ton ego te faire dévier de la bonne pratique, lâcher le câble, oublier de compenser la pression dans les oreilles, aller trop loin, etc. Si tu dévies en bas, tu es mort. Tu es obligé de transcender ton ego, ce n’est pas un choix. C’est pour ça qu’à titre personnel, le moine zen ne me suffit pas. Il me faut aussi du moine shaolin! (il sourit) Il y a un enseignement shaolin qui dit: «Si tu veux arriver à destination, ne change pas de direction.» Monopalme, 100 mètres. Point.
Du coup, l’ego, c’est vraiment ton carburant?
C’est surtout ton rapport à ton ego qui est un moteur. Avec le Covid, on a beaucoup causé contagion, réaction immunitaire, vaccins, etc. Mais en fait, la plus grande maladie de ce monde, c’est l’ego! C’est une maladie auto-immune, une réaction à soi-même. L’important, c’est la place que tu lui donnes ou pas. Si je viens te dire «Yvan, ton ego, je l’adore», tu vas avoir une réaction à la flatterie, une effervescence, tu vas sentir la présence de ton ego en toi. Si je viens te dire «Yvan, ton ego, il pue», tu vas avoir comme une réaction immunitaire, tu vas te protéger et me repousser. L’apnée a ce mérite-là: on n'est pas en compétition contre les autres. C’est d’abord contre soi-même. Ça fait évoluer son rapport à son ego. Et ça donne un enjeu, un aiguillon bien à soi. Alors que dans la méditation par exemple, il n’y a pas d’enjeu, ou alors seulement celui d’oublier qu’il y a un enjeu.
Il a quelle place, ton ego, à 100 mètres?
Aucune, dans l’idéal. Tu ne dois pas laisser ton ego déborder là en bas. Si tu le fais, tu ne remontes pas. Après, si tout s’est bien passé, si tu es en sécurité en surface, si ta profondeur est validée, en quoi ça serait un problème de laisser ton ego te mener à te réjouir, crier, rire, lever les bras, après tous ces efforts?
Tu assumes l'esprit de compétition, même en étant moine. Tu l’as toujours eu?
Oui, au judo, puis au basket, à l’aviron, au tir: j’en ai eu, des médailles nationales en juniors. Même aux cartes, avec mes frères quand on était gamins, j’étais ultra-compétitif. Mais aujourd’hui, je suis avant tout un moine, ça me met des valeurs bien en face des yeux. Je ne suis pas quelqu’un qui a besoin d’écraser les autres pour se sentir exister. D’ailleurs, dans le milieu de l’apnée, il y en a peu des comme ça, voire pas du tout. Dans notre sport, on doit d’abord se battre contre nous-mêmes, pour atteindre notre objectif: la profondeur annoncée au préalable. C’est comme ça qu’on marque nos points. Aller plus profond que les autres, c’est secondaire.
Du coup, on s’encourage, on se serre les coudes?
Oui. Par exemple, il y a un Omanais, Omar, c’est un sacré athlète, il fait aussi des marathons et des Ironman. Une fois, en compétition, il plonge juste après moi, et pendant que je reprends mon souffle, il vient me voir, il se réjouit, il sourit, il me tape dans les mains. Au lieu de se concentrer sur son truc, il a de l’empathie. Et juste après, il descend dans les abysses en risquant sa vie. Ça te donne une idée de l’état d’esprit sur le circuit. Qu’est-ce qui nous empêche de nous réjouir d’un succès et à la fois de nous montrer compétitifs? Rien! Je parlais des Shaolin: ces moines, même s’ils sont sages et philosophes, ils font quoi quand il y a une bagarre dans un bistro? Est-ce qu’ils arrivent en s’inclinant, les mains jointes, «Excusez-moi messieurs, veuillez vous calmer ou alors nous allons sonner nos cloches»? Que dalle, ils mettent trois claques à tout le monde, plutôt! (il sourit)
Ta trajectoire n’a rien de conventionnel. Ado, tu avais peur de mettre la tête sous l’eau. Tu as fait des études scientifiques puis tu es parti vivre en moine, dans l’ascèse. Tu as même été SDF. Puis tu t'es marié, tu es devenu père, et maître zen. Finalement, tu t’es mis à l’apnée tard et tu as commencé à battre des records bien après tes 40 ans. Ce cheminement, tu le gardes toujours bien en tête?
Oui, et le fil rouge, ça reste toujours la famille. Comme quasi tout le monde, ma première vision de l’apnée, c’est Jacques Mayol et le film de Luc Besson, que ma mère m’avait fait voir. Mais il ne faut pas oublier que dans «Le Grand Bleu», il y a aussi le personnage d’Enzo. Le rapport au dépassement de soi est toujours présent. Le rapport au risque et à la mort aussi. C’est une dualité. Mayol, il faisait de la méditation zen, d’ailleurs. J’ai flashé sur ce film à l’époque, mais cet intérêt est resté au fond de moi pendant plus de vingt ans. Le laisser sortir, le développer, c’est m’accomplir. Ressentir cette chose qui était enfouie et qui est désormais révélée, c’est ça qui me rend heureux aujourd’hui. C’est aussi pour ça que j’aime autant transmettre, à ma fille comme à mes élèves. Transmettre, c’est la fonction première du maître, au final.
Quelle importance a-t-elle, cette transmission? Pourquoi donnes-tu des cours?
Pour partager ma passion, mon expérience, et inspirer d’autres gens à se dépasser et à s’accomplir. Tu l’as dit, ma trajectoire n’est pas conventionnelle. Notre âge ou nos angoisses ne doivent pas nous empêcher de nous investir pour atteindre nos objectifs. Parler de ma vie peut aider d’autres personnes dans la leur. Quel maître est-on si on n’a pas ce goût du partage? Si j’aide quelqu’un à ne plus se dire qu’il est trop vieux pour faire ci ou ça, par exemple, c’est pour ça que je suis là. Un maître zen, c’est quelqu’un qui peut enseigner le zen, et aussi autre chose. Transmettre, c’est la vision que j’ai de ma place dans le monde.
En fait, ta trajectoire, c’est aussi celle d’une quête spirituelle…
Oui, et elle est incessante! L’énergie et les efforts que je mets dans l’apnée, c’est futile. Le dépassement de soi, au fond, c’est futile. Mon ego est futile. C’est le rapport à cette futilité qui donne de la valeur à l’existence. Quand je plonge, je prie toujours la mer, les poissons, les coraux, même les molécules de flotte, en leur disant que je souhaite que mes actions soient leur tribut. Battre des records, c’est bien joli, mais dire la beauté de ce monde et le respect qu’il faut avoir pour l’existence, ça sera toujours le plus important.
Pour en savoir plus sur Loïc Vuillemin, l’apnée profonde et le zen:
https://www.deepzen.net/