Non, les paysages comme on les connaît ne resteront pas tels quels des années durant. En plus d’influencer l’état de la planète, le climat a un impact sur l’aspect visuel des montagnes, des glaciers et des végétations. Dans son tout dernier livre, le climatologue Martin Beniston a relevé un pari osé: exposer les beautés des paysages malgré le réchauffement climatique. Blick lui a posé quelques questions.
Martin Beniston, comment vous est venue l'idée d'un livre qui traite de l’impact du climat sur le paysage?
Eh bien, j’avais déjà fait un petit livre guide de la Suisse en transports publics il y a deux ans. Et comme je suis à la retraite maintenant, je me suis dit qu’avec toutes les photos que j’avais encore en stock, je pourrais faire quelque chose qui interesserait les lectrices et les lecteurs amateurs de photos et de paysages.
Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que votre bouquin n’aborde pas du tout le côté anxiogène du changement climatique.
Non, je ne voulais pas parler du climat sous forme anxiogène comme on le voit depuis quelque temps maintenant avec les sécheresses extrêmes et les canicules. À travers mes clichés, j’ai voulu présenter le rôle important que tient le climat dans le façonnage des paysages. Après, il a fallu trier et sélectionner les photos et faire de petits textes explicatifs pas trop compliqués.
Justement, malgré votre expertise pointue en termes de climatologie, votre ouvrage reste accessible.
Effectivement, l’idée n’était pas de faire quelque chose de trop technique ou trop scientifique. En revanche, il est vrai qu’en librairie, il y a déjà pas mal de livres qui sont accessibles à un plus large public. C’est pour cette raison que j’ai choisi un angle différent, histoire de ne pas concurrencer ce qui existe déjà.
Pourquoi est-il important de faire le lien entre climat et paysages?
À nouveau, c’était une manière de valoriser quelques-uns de mes clichés. Bon, c’est clair que prendre des photos de climat, ce n’est pas très évident, à part peut-être les nuages que j’ai mis en avant dans le second chapitre. Mais si on souhaite montrer des paysages, il faut avoir conscience qu’en amont de tout ça, il y a quand même un façonnage par différents éléments climatiques.
Parmi ces images, en avez-vous une que vous préférez, ou alors y a-t-il un cliché que vous avez particulièrement aimé faire?
(Rires) C'est difficile de ne mettre qu’une image en avant, mais je dirais qu’il y a deux façons de voir les choses. Il y a d’abord ce qu’on peut réaliser sans aller très loin. Je veux dire, il y a vraiment des paysages sublimes en Suisse, dans les Alpes par exemple. Au début du livre, il y a d’ailleurs une photo d’un petit lac en Engadine, dans les Grisons, avec des couleurs absolument irréelles. Ces endroits un peu isolés en haute montagne, il y en a plein ici, donc il m’est difficile d’en citer qu’un. Sinon, j’ai eu le privilège d’avoir été un accompagnant scientifique pour une expédition en Antarctique organisée par «Coopération Magazine», il y a bientôt dix ans. C’était vraiment magnifique de pouvoir se trouver dans une partie du monde qu’on a très peu l’occasion de voir facilement. C’est un monde à part, non seulement en ce qui concerne les paysages, mais aussi pour sa faune et sa vie sauvage, qui pullule dans un environnement tout de même assez hostile. Pour ce qui est de plus classique, si j’ose dire, il y a les paysages des parcs nationaux américains: le Grand Canyon, le parc des Arches, le Bryce Canyon, qui sont absolument sublimes.
Au-delà de ce que vous trouvez particulièrement beau, qu’est-ce qui vous impressionne le plus?
On les voit pratiquement au quotidien, mais tout de même… les Alpes! C’est vraiment une chaîne de montagnes assez spectaculaire, même s’il ne s’agit pas des plus hautes montagnes du globe. De par leur proximité et leur beauté, je mets clairement les Alpes en premier.
Quels sont les endroits sur la planète qui se modifient le plus rapidement?
Le plus évident, c’est les glaciers de montagne, un peu partout. Ils sont en forte phase de recul depuis des années, voir des décennies. On peut voir assez facilement jusqu’où arrivaient les glaciers il y a peut-être dix, vingt, trente ans en arrière. Ils ont perdu de la longueur ainsi que de l’épaisseur. Cela révèle des terrains d’éboulis, de moraines plutôt instables, etc. Sans oublier la formation de nouveaux petits lacs là où se trouvait le fond du glacier. Cela me fait penser au glacier de Morteratsch, dans le massif de la Bernina, où une société locale avait mis des panneaux pour indiquer où se trouvait le glacier et à quelle date. Et lorsqu’on arrive sur place, on constate à quel point il a reculé ces dernières années par rapport au début du XXe siècle. À l’époque, il y avait peut-être un recul de dix ou vingt mètres en dix ans, alors que maintenant, c’est 200 mètres par année! C’est incroyable et ça transforme totalement le paysage, puisque la glace n’est plus là. Au final, vous avez un autre paysage qui peut être assez spectaculaire aussi, mais ce ne sont pas des paysages de glaces comme on les connaissait.
En quoi cet autre paysage est-il spectaculaire?
Eh bien, on a l’impression d’être sur la planète Mars ou sur la lune. La glace a été remplacée par quelque chose qui est presque désertique parce qu’évidemment, en haute montagne, la végétation prend du temps à se mettre en place. Les terrains libérés par la glace ne sont pas tout de suite fertiles, donc vous avez des zones qui ressemblent presque à des déserts froids. Après, un peu plus bas dans la vallée, on commence à voir la végétation qui colonise gentiment les endroits où le glacier se trouvait.
Comment se sent-on lorsqu’on aperçoit ces «déserts froids» comme vous dites? Est-ce qu’on est triste, en colère?
C’est un peu un mélange de tout. Mais on ressent surtout un sentiment d’impuissance: on ne peut pas y faire grand-chose, ça va continuer à fondre et à reculer. Après, on ne peut pas se dire objectivement que c’est moins beau ou plus beau. C’est simplement différent, et il faut apprendre à vire avec.
Le réchauffement climatique produit-il aussi de «belles choses»?
Théoriquement, oui. Sauf que les transformations sont souvent trop rapides pour que la beauté émerge tout de suite. Comme je disais tout à l’heure à propos de la végétation qui prend du temps à émerger après le recul d’un glacier, il faut du temps pour que le paysage à la fois minéral et végétal se remette en place. Il y a une période de transition où le paysage peut paraître austère. Mais dans quelques décennies il y aura des arbres, des buissons qui vont apparaître, et ça va donner d’autres paysages qui pourront être tout à fait beaux aussi, avec peut-être des petits lacs qui se seraient formés dans des creux laissés par le glacier pendant sa période de recul.
Est-ce qu’on ne risque pas d’affaiblir le combat écologique quand on montre ce que le réchauffement climatique peu produire de beau dans la nature?
Je pense que les impacts négatifs du changement climatiques sont nettement supérieurs aux impacts positifs. Si vous voulez, la transformation d’un paysage, c’est marginal par rapport aux choses comme la montée du niveau des mers, qui peut perturber la vie de centaines de milliers d’habitants. Ça, c’est vraiment dramatique. Je pense que la lutte contre le réchauffement climatique doit persister, s’intensifier et surtout être prise au sérieux, non seulement pour protéger la population, mais aussi pour protéger les paysages, tels qu’on les connaît.
Qu’est-ce qui façonne le plus la nature parmi les éléments?
Si vous êtes dans une région tempérée, c’est plutôt la pluie qui va ruisseler et former torrents, rivières et fleuves, qui à leur tour vont former des gorges, des vallées ou encore des canyons. Sinon, dans un milieu dans plus froid, à haute altitude ou à haute latitude, c’est plutôt la neige qui s’accumule sous forme de glace qui va former les paysages. Et ensuite, vous avez les vents dans les régions désertiques et arides qui vont être un facteur important de formation de différent type de paysages. En fait, les poussières et les sables qui seront transportés par le vent vont agir comme du papier de verre sur les roches. Le vent, qui est également responsable des vagues dans les régions côtières des océans, va aussi former différents types de paysage au bord de l’eau. À noter que ces processus prennent énormément de temps…
Quels impacts majeurs les changements climatiques actuels auront-ils sur les paysages dans 100 ou 200 ans?
C’est difficile d'essayer de deviner. Mais imaginez une région qui connaît des pluies assez abondantes tout au long de l’année et puis tout d’un coup, ça devient de plus en plus sec… Si vous n’avez plus cette source d’eau, les rivières vont être plus à sec qu’auparavant. Du coup, les processus d’érosion qui façonnent les vallées, les gorges ou les canyons vont également se modifier. Mais 100 ans, c’est court par rapport à la géologie qui se façonne sur des milliers d’années. La seule exception que je vois, ce sont les reculs des glaciers qui sont très rapides, comme je le disais tout à l’heure.
De notre vivant, on va tout de même apercevoir des changements spectaculaires?
Tout à fait. Si on parle des glaciers, la plupart des experts s’accordent à dire qu’il n’y aura pratiquement plus de glace dans les Alpes d’ici à la fin de notre siècle. Vous aurez encore un peu de glace du côté du glacier d’Aletsch, peut-être quelques petits glaciers qui subsisteront au-delà de 3500 ou 4000 mètres d’altitude, proches des sommets. Ce ne sera vraiment pas du tout les mêmes paysages qu’aujourd’hui, et cela dans un laps de temps d’un siècle ou un peu moins.
Y a-t-il un endroit spécifique où l’on peut déjà observer ceci?
Pour la petite histoire, figez-vous qu’autour des années 2000, une équipe de la BBC voulait faire un reportage sur les glaciers des Alpes. Je leur avais donné rendez-vous à Grindelwald, dans les Alpes bernoises, parce que je me souvenais que quelques années auparavant, il y avait une petite grotte de glace dans laquelle on pouvait entrer. C’était peut-être à cinq minutes de marche depuis le parking. Lorsqu’on était tous sur place, j’étais un peu penaud parce qu’il n’avait plus de glacier.
Quelle surprise!
(Rires) Oui, d’autant plus que je n’avais pas pris la précaution d’aller vérifier avant. J’étais sûr qu’il y avait encore un glacier dans la vallée.
En Suisse romande plus particulièrement, que pourrait-on voir apparaître?
Encore une fois, ce sont toujours les glaciers où on verrait des changements sur une vie humaine. Je pense notamment à Tsanfleuron, vers les Diablerets. On en a parlé il y a peu de temps d’ailleurs, parce qu’il y a un col côté Vaud et il y a aussi la partie principale du glacier qui est sur Valais. En fait, le col était englacé et les deux glaciers étaient connectés. Mais depuis la canicule du mois d’août de cette année, il n’y a plus de glace sur le col. Les deux parties sont séparées. Il y a désormais une bande brunâtre avec le grand glacier du côté valaisan et un glacier plus petit du côté vaudois.
Les régions montangeuses sont donc amenées à changer. Mais qu’en est-il de la plaine? À quoi pourrait ressembler le bassin lémanique?
Le Léman sera toujours là, je vous rassure. Parce que même s’il y a moins d’apport d’eau en été à cause de la fusion des glaciers, il y aura toujours des précipitations, sans oublier la fonte du manteau neigeux en hiver. En revanche, on pourrait imaginer voir des changements subtils de types de végétations. S’il fait de plus en plus chaud ou si on a des étés comme celui qu’on vient de vivre pratiquement chaque année ou tous les deux ans, c’est clair que la végétation va devoir s’adapter, avec peut-être, un coup de main humain.
Ça me fait penser aux palmiers à Montreux…
Oui! Et on pourrait imaginer qu’il y ait un peu plus de palmiers… Après c’est clair qu’ils ne vont pas venir tout seul. C’est plutôt l’humain qui irait planter de nouvelles espèces qui résisteraient mieux à la chaleur et éventuellement à la sécheresse.
Il me semble d’ailleurs avoir aperçu des palmiers en Valais. J’ai trouvé ça étrange car dans mon esprit, je n’associe pas cette région aux palmiers.
(Rires) Si vous jetez un œil aux températures, surtout pendant l’été, c’est en Valais qu’il fait généralement le plus chaud. Ceci explique l’apparition de palmiers. Mais encore une fois, s’ils sont là, c’est sous l’impulsion des êtres humains.
Le Valais peuplé de palmiers… c’est drôle.
Disons que c’est… imaginable. Après, tout dépend aussi des politiques des services de l’environnement et de l’agriculture. Mais ça, c’est une autre question.
Outre les palmiers, avez-vous d’autres exemples en tête?
Eh bien, il y a le vignoble de Lavaux qui est inscrit au Patrimoine de l’Unesco depuis 2007. En fait, les vignerons sont très inquiets à cause de l’effet du climat sur leurs plantes. Peut-être qu’à terme, il faudra réfléchir à remplacer l’espèce de vigne qui est surtout du chasselas, par des espèces faites pour vivre dans des climats chauds et secs comme du côté du Languedoc ou même en Espagne. Dans son aspect visuel, le Lavaux ne changerait pas. Mais le type de vin qu’on pourrait y produire, lui, serait assez différent.
Si je vous suis, certaines espèces pourraient donc disparaître?
Oui, tout à fait. Certains types de végétations pourraient s’adapter en migrant en altitude, histoire de retrouver des conditions plus fraîches. Mais toutes les espèces n’ont pas cette capacité à migrer rapidement. Celles qui auraient moins de capacité à migrer seraient probablement amenées à disparaître car elles n’arriveraient plus à résister à toutes une succession d’étés caniculaires. Par contre, d’autres espèces pourraient venir remplacer celles-ci. Des espaces qui arriveraient à résister à la chaleur. Ça va transformer le type de végétation à différents étages d’altitude en montagne.
La jeunesse d’aujourd’hui pourrait le voir ce changement de son vivant?
Pour l’instant, les spécialistes le voient parce que ce sont de petites migrations et pas tout un pan de montagne qui change brutalement. On peut désormais apercevoir des plantes ou des fleurs qui se trouvent à des endroits où elles n’étaient pas il y a dix ou vingt ans en arrière. Mais il faut vraiment avoir l’œil et bien connaître ces types de plantes, savoir qu’elles ont effectivement migré et qu’elles sont là où elles ne devraient pas être.
«Climats terrestres – Architectes des beautés de la nature», Martin Beniston, Editions Favre