«Hello hello hello!» Si les connaisseurs savent certainement à quelle émission je fais référence, c'est peut-être moins clair pour les autres. Ce fameux «Hello hello hello!», ce sont les trois mots qu’utilise RuPaul, la reine des drags, pour se présenter à ses baby drags. Dans l’émission RuPaul’s Drag Race.
Le concept de la série de treize (!) saisons diffusées sur Netflix est vite résumé: une jolie brochette de drag queens propose des shows sur lesquels elles sont jugées chaque semaine. Elles imaginent toutes leurs performances, du costume aux chorégraphies en passant par leur make-up. Chaque saison couronne une gagnante qui empoche un beau jackpot. En plus de son côté divertissant, l’émission a véritablement permis de faire connaître un peu partout dans le monde la scène drag à un public cis hétéro, jusqu'ici un peu effrayé face à ces «créatures étranges».
La Suisse n’est d’ailleurs pas en reste. Les drags investissent les prides et sont invitées à faire le show dans des bars. À son ouverture en 1992, le Saxo, un bar gay à Lausanne, était l’un des premiers à proposer des représentations chaque semaine. Avant cela, en 1975, c'est La Garçonnière à Genève qui s'était imposée en terre romande.
Depuis, d’autres ont suivi l’exemple. Quand les drags ne sont pas appelées à faire le show dans des grands hôtels ou lors de soirées privées, certains collectifs constitués de personnes actives dans le milieu proposent des représentations. A la fin du mois, Neuchâtel accueillera la quatrième édition des Dragâteloises, une soirée durant laquelle plusieurs drags présenteront des spectacles hauts en couleur. En Valais, le collectif QueerNotzet présentera également divers shows fin novembre au Port Franc à Sion.
Qu’on le veuille ou non, cette scène qui a longtemps appartenu à la sous-culture LGBTQIA + est devenue mainstream. Alors, assiste-t-on à une forme de réappropriation culturelle du mouvement drag par les hétéros? Comment les concerné.e.s vivent-iels ce changement? Trois drags suisses répondent.
RuPaul’s Drag Race trop capitaliste pour Elyssa Fleur
Pour Elyssa Fleur, 27 ans, qui a lancé les Dragâteloises, tant mieux si de plus en plus de gens s’intéressent au mouvement. Toutefois, iel note que la popularisation de cette sous-culture fait parfois défaut au drag local. «On a tendance à vouloir mettre les drags superstars en avant mais on oublie souvent que nous avons également des talents en Suisse. Les Dragâteloises, justement, permet de mettre les drags de chez nous, sous le feu des projecteurs».
En créant les soirées Dragâteloises, Elyssa Fleur voulait offrir un espace d’expression pour toutes les personnes s’intéressant à la scène drag. «Même si l'événement est surtout fait par et pour la communauté LGBTQIA+, chez moi, tout le monde est le bienvenu. C’est très inclusif. Les hommes, les femmes, les hétéros, n’importe qui peut se lancer à condition de comprendre ce que l'on fait. Ici, on respecte les pronoms avec lesquels certain.e.s ont décidé de s’identifier et il faut saisir que performer un genre, c’est politique», nous confie-t-iel avant d’ajouter regretter ce manque d’inclusivité dans l’émission RuPaul’s Drag Race. «Ne pas inviter de femmes cis ou trans sur le plateau de la série est problématique. Et puis, ça reste quelque chose de très capitaliste. Au final, on brasse surtout de l’argent. Or, l’art drag est né dans la rue!»
L'histoire drag est plutôt floue. Beaucoup s'accordent à dire que le mot «drag» serait l'acronyme de «Dressed As a Girl» (en français, «habillé en femme»). En Grèce antique, les femmes n'avaient pas le droit de faire du théâtre. Dès lors, ce sont des hommes qui jouaient les rôles féminins. Même constat à l'époque shakespearienne au XVIIe siècle où seuls les hommes étaient admis sur scène. Le drag s'est ensuite transformé en art scénique entre 1880 et 1900 aux Etats-unis via le vaudeville ou le pantomime en Europe.
En parallèle à son aspect artistique, la scène drag a toujours été très proche de la communauté LGBTQIA+. Elle a investi la rue en guise de revendication face à une société binaire et hétéronormée. De nombreuses drags ont d'ailleurs participé aux émeutes de Stonewall en 1969.
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Le rôle d’Internet selon Princesse GenderFuck
La journée, on l’appelle surtout Mathieu. Et puis, au moment d’enfiler des collants et de passer quelques coups de rouge à lèvres, Mathieu dévoile en Princesse GenderFuck, une drag belle, rigolote et politique. Pourtant, elle n’a pas toujours assumé cette partie d'elle-même. «J’ai mis très longtemps à me trouver. C’est dès mes 18 ans que j’ai su que je voulais faire du drag, mais ce n’est qu’après avoir quitté le Québec que c’est devenu une évidence et que j’ai osé.»
Du haut de ses 32 ans, Princesse GenderFuck peut se targuer d’avoir assisté à la naissance d’Internet et des réseaux sociaux: «A mon avis, c’est à travers ces évolutions technologiques que la scène drag est devenue plus accessible. Avant, on se produisait lors de shows hebdomadaires dans des bars et il ne fallait pas trop en parler à l’extérieur. Aujourd’hui, il est utile de se faire voir, de créer une fanbase sur Instagram ou autres pour ensuite être reconnue et proposer des performances à des établissements».
C’est notamment grâce à l’impulsion des réseaux sociaux que Princesse GenderFuck a pu créer la première GenderFuck Party, qui se tiendra fin novembre à Sion. «Pour ce projet, je me suis entourée d’un groupe de créateurs queer et allié dont une styliste ou encore d’un DJ et d'une VJ pour proposer une megaproduction».
Pour l’infirmière de formation, imaginer un show drag comme une performance artistique permet de toucher un maximum de gens: «Certes les études universitaires sur le genre permettent de faire avancer les choses mais cela prend du temps. L’art, cependant, est un langage commun qui parle à tout le monde. Je peux toucher jusqu’à 200 personnes en une seule soirée».
La scène drag: une vie d’artiste pour Nancy Boy
Même constat du côté de Nancy Boy, 43 ans. Pour cette drag d’origine valaisanne, l’univers du drag est avant tout un art scénique à travers duquel on peut s’exprimer. «Durant les shows, on se transforme en personnage de scène, on est dans la provocation. Forcément, on devient politique lorsqu’on est dans la transgression. Mais attention, cela ne fait pas de nous des porte-paroles de l’ONU!», nous confie-t-iel. Pour illustrer ses propos, Nancy aime prendre l’exemple de Conchita Wurst: «On a beau avoir fait tous les plus beaux discours LGBT en 2014, celle qui est devenue le visage de la cause à cette époque, c’est Conchita Wurst. Elle n’a jamais prétendu vouloir faire de la politique. Elle est simplement montée sur scène, elle a fait son show et a terminé sa prestation par trois mots: 'we are unstoppable' (en français, «nous sommes inarrêtables», ndlr.). Pourtant, elle était l’une des personnes les plus politisées il y a sept ans».
Même si Nancy constate que la scène drag devient de plus en plus populaire, elle peine à voir cet art devenir mainstream, tant les questions liées à l'expression de genre sont encore aujourd'hui bien trop souvent confondues à l'orientation sexuelle. «Je me réjouis d'obtenir davantage de visibilité grâce à l'émission de RuPaul. Une exposition utile seulement si elle permettait à notre art d'être programmé plus largement. Ce qui me semble souvent difficile ici en Suisse romande. Avant l'arrivée de Netflix et de RuPaul Drag Race, il y avait déjà des drags à l'image de Divine, la muse de John Waters, ou des films comme 'Priscilla Folle du Désert', 'Stonewall', 'Hedwig and the Angry Inch', 'Party Monster' ou encore le 'Rocky Horror Picture Show'... Je trouve un peu triste que, en Suisse, on acquiert cette culture via une télé-réalité américaine disponible sur une plateforme payante».
Admiration de la scène drag par les cis hétéros
Il n'empêche, c'est bien ce genre d'émissions qui a démocratisé la culture drag et conquis une partie du public cis hétéro généralement frileux face à l'exubérance. Qu'est-ce qui plait à ces femmes, mais surtout ces hommes qui ont été confrontés récemment à cette scène culturelle?
«J'ai visionné quelques épisodes de RuPaul sur Netflix et j'ai trouvé cet art très impressionnant. L'investissement personnel, physique et le travail que cela représente... C'est absolument dingue, relève Louis*, Lausannois de 26 ans. Il y a bien sûr l'aspect un peu honteux «télé-réalité» qui me séduit. Je regarde aussi ce genre de programmes pour déconnecter mon cerveau et rire de certaines embrouilles ridicules. Mais aussi pour pleurer en découvrant des parcours traversés par la violence, l'homophobie et le sexisme. Sous une forme divertissante, RuPaul est avant tout la voix des personnes refoulées par notre société.»
Tombé par hasard sur un show drag au beau milieu des Pâquis alors qu'il se baladait avec sa fille de 8 ans, Max*, quadragénaire genevois, garde un souvenir lumineux de ce moment: «J'admets que j'étais un peu mal à l'aise au début, mais j'ai été rapidement fasciné par la beauté du spectacle et l'ambiance festive qui s'en dégageait. Lorsque ma fille m'a demandé si ces gens étaient des hommes ou femmes, je me suis entendu lui dire qu'on ne savait pas vraiment et que c'était ça qui était formidable. C'était une prestation étrange, un peu magique. Or ce qui est étrange et magique est attirant. Mais ce qui m'a frappé et fasciné, c'était l'incroyable liberté qui flottait dans l'air».
*Prénoms connus de la rédaction
Nous avons opté pour le pronom iel (contraction entre il et elle) à la demande des personnes qui nous ont livré leur témoignage. Elyssa Fleur, Princesse GenderFuck et Nancy Boy se définissent comme gender fluid ou encore non-binaires. Ils ne se reconnaissent pas dans un genre particulier (masculin ou féminin).