Bienvenue à Manhattan! Pas le quartier huppé de New-York mais la ville du Kansas qui porte le même nom. C’est là, sur ces petits 40 km2 principalement constitués de champs, que se déroule la série «Somebody Somewhere», en cours de diffusion sur HBO et OCS. On y suit l’histoire de Sam, quadragénaire un peu paumée, qui a abandonné il y a des années la perspective d’une carrière de chanteuse pour rester près de sa famille. Désormais arrivée à la moitié de sa vie, la voilà qui se demande quand celle-ci va réellement commencer. Et s’il est seulement possible que quelque chose lui arrive enfin en vivant dans un univers aux horizons si rétrécis.
À l’instar de «Somebody Somewhere», de nombreuses séries américaines récentes ont décidé de planter leur décor dans l’Amérique profonde. «Mare of Easttown» et «American Rust», sorties l’année dernière et toutes les deux proposées sur Canal +, installent leur intrigue policière dans des petites villes fictives sous le ciel gris de Pennsylvanie. La série «Dopesick», à voir sur la plateforme Disney +, s’intéresse quant à elle à l’addiction galopante aux opioïdes par le prisme d’une cité minière de Virginie. D’une fiction à l’autre, le ton et les lieux changent mais l’objectif reste le même: montrer cette Amérique laborieuse, déclassée, exclue du rêve américain depuis toujours. Et des représentations à la télévision pendant longtemps.
Toutes ces séries montrent des personnages aux prises avec les mêmes difficultés, la première étant le poids de la communauté. La Sam de «Somebody Somewhere» évolue en vase clos, dans une ville où tout le monde se connaît et se juge en permanence. Bridget Everett, la créatrice de la série, qui s’est largement inspirée de sa propre vie et endosse le rôle principal, a choisi d’en rire. Et c’est très efficace: la lutte des uns et des autres pour dissimuler une addiction à l’alcool ou un adultère est évidemment un formidable ressort comique.
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Pour raconter les faillites d'un pays
Mais c’est aussi ce qui provoque les plus grands drames. Dans «Mare of Easttown», une enquêtrice bourrue peine à trouver le responsable de l’assassinat d’une adolescente car elle connaît tous les suspects. Del Harris, le chef de la police locale dans American Rust, doit lui aussi faire des choix cornéliens lorsque le fils de la femme qu’il aime est accusé de meurtre. Ici, la communauté étouffe des personnages qui, n’ayant aucune perspective de s’extraire de leur milieu, se contentent de survivre avec leurs secrets et leurs traumatismes. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas pour autant de sombrer dans le misérabilisme. C’est bien parce que ces séries découvrent toujours ce qu’il y a d’attachant chez des personnages a priori ingrats, et de lumineux dans des villes tristes, que cela fonctionne aussi bien.
Si les séries se prennent de passion pour l’Amérique profonde, c’est aussi parce que cela permet de souligner les faillites d’un pays tout entier. Créée par le réalisateur américain Barry Levinson, «Dopesick» remonte aux racines de la crise des opiacés, ces antidouleurs dont la consommation a explosé aux Etats-Unis dans les années 1990 et provoque, encore aujourd’hui, des dizaines de milliers de morts tous les ans. En choisissant d’ancrer son histoire dans une ville de mineurs de charbon aux pieds des Appalaches, mais aussi de suivre la stratégie commerciale du laboratoire pharmaceutique qui commercialise l’un de ces antidouleurs, l’Oxycontin, Barry Levinson montre que la première victime des décisions prises dans les bureaux vitrés des grandes villes est précisément cette Amérique-là, pauvre et travailleuse.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la crise des opiacés est présente dans quasiment toutes les séries américaines récentes. Dans «Somebody Somewhere», le charmant voisin de Sam se livre à un trafic de fentanyl, tandis que l’enquête policière d’American Rust va rapidement s’orienter vers le commerce illégal d’antidouleurs. En creux se dessine le portrait d’un pays qui, pour oublier qu’aucun responsable politique n’a réussi à lui rendre sa grandeur - «make America great again», promettait pourtant Donald Trump- boit, s’abrutit de médicaments… et prie.
Impossible de faire le diagnostic complet des maux américains sans aborder la question de la religion, omniprésente. Dans «Dopesick», Betsy, une jeune fille qui se blesse lors d’une explosion dans sa mine de charbon et commence alors à prendre de l’Oxycontin, est écrasée par une famille bigote incapable d’accepter son homosexualité. Dans «Somebody Somewhere», Sam rencontre Joel, un ancien camarade de classe gay tiraillé entre sa foi et, là aussi, une orientation sexuelle qui l’empêche de se sentir complètement accepté par sa paroisse.
Des stars, loin du glamour
S’il est fascinant de voir les séries explorer les faiblesses des Etats-Unis, c’est enfin parce qu’elles permettent de (re) découvrir des comédiens loin de leur glamour habituel. Un peu trop classique dans sa narration, «American Rust» est sauvée par l’interprétation de Jeff Daniels et Maura Tierney, brillants en quinquagénaires cabossés qui s’accrochent l’un à l’autre parce qu’ils n’ont plus rien. Bridget Everett, habituée à se produire sur la scène cabaret new-yorkaise, imagine très intelligemment ce qu’aurait pu être sa vie si elle n’était jamais partie du Kansas dans «Somebody Somewhere». Michael Keaton, le médecin de campagne de «Dopesick», est reparti avec un Golden Globes du meilleur acteur dans une série dramatique, bien mérité pour ce rôle.
Chez les femmes, c’est Kate Winslet qui s’est emparée de la même récompense pour sa performance dans «Mare of Easttown», quelques mois après avoir reçu un Emmy Awards. Sans maquillage, de grosses bottines aux pieds et une bouteille de Budweiser à la main, l’actrice rappelle dans cette série ce dont les Etats-Unis devraient se souvenir: il y a toujours de la grâce et de la beauté quelque part. Même dans les petites villes sinistrées qui passent bien souvent sous les radars des politiques publiques et de la fiction.
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