La partie est perdue. Entré en fonction ce lundi 23 septembre, le nouveau gouvernement français dirigé par Michel Barnier ne comporte qu’une personnalité issue de la gauche, le social-démocrate Didier Migaud, ministre de la Justice. Un débauchage isolé, rendu possible par le profil très neutre de l’intéressé, passé par la présidence de la Cour des Comptes, et par le fait que sa carrière électorale est derrière lui. La règle, sinon, a été claire: pas question, pour la gauche française, de jouer le jeu d’une forme d’union nationale. Seule est acceptable l’opposition frontale à Emmanuel Macron.
Le problème est que cette option est, aujourd’hui, celle d’une défaite programmée. D’abord parce que les électeurs français n’avaient pas accordé à la gauche unie, le 7 juillet, une victoire sans conditions aux élections législatives anticipées. Ensuite parce qu’Emmanuel Macron, résolu à préserver ce qui lui reste de pouvoir, a contre toute attente trouvé une porte de sortie à la crise que sa dissolution a déclenchée.
193 députés sur 577
Les conditions d’abord: Avec 193 députés sur 577, le bloc du Nouveau Front Populaire (NFP composé de La France insoumise, des socialistes, des écologistes et des communistes), bien qu’arrivé en tête, n’a pas creusé un écart conséquent. Et chacun des groupes qui le composent est loin derrière celui du Rassemblement national (droite nationale populiste), sorti premier dans les urnes. S’ajoute à cela le fait que le NFP est désormais devancé dans l’hémicycle par la base parlementaire du gouvernement Barnier composée de la droite, du centre droit et d’indépendants ralliés. Avec 225 à 230 députés, le premier ministre dispose bel et bien d’une majorité relative qu’il testera lors de son discours de politique générale, le 1er octobre. Factuellement, la gauche ne peut donc pas prétendre, comme elle le fait, que sa victoire lui a été volée et que le pays souffre d’un «déni démocratique». Elle le peut d’autant moins, ne l’oublions pas, que pas mal de ses députés ont été élus – comme ceux de la droite et du centre – en raison des désistements anti RN de l’entre-deux tours.
Emmanuel Macron ensuite. Le président français a, c’est vrai, commis une faute morale et politique. Vu son itinéraire, ce chef de l’État élu en 2017 grâce aux voix de la gauche aurait dû, sous une forme ou sous une autre, donner au NFP la chance de prouver sa capacité, ou non, à former un gouvernement qui ne soit pas immédiatement renversé par une motion de censure. Recevoir le social-démocrate Bernard Cazeneuve n’était pas suffisant. Lui confier une mission. Fixer une échéance. Tout cela aurait eu lieu dans un régime parlementaire normal où le vainqueur des urnes est logiquement prioritaire pour gouverner. Seulement voilà: Macron a préféré tordre le bras au parlementarisme avec lequel la France a tant de mal. Son obsession n’était pas de respecter le vote, mais de casser le bloc de gauche, pour réaliser une union nationale à sa sauce. Un piège dans lequel le NFP est aussitôt tombé, en voulant imposer comme premier ministre une candidate non issue de l’Assemblée, et une confrontation avec un président certes affaibli, mais pas à terre.
Le piège s’est refermé
Bientôt trois mois après le 7 juillet, ce piège vient de se refermer. La gauche française, en refusant d’envisager une autre option que celle dictée par son alliance électorale, a permis à la droite l’OPA sur le pouvoir dont elle rêvait depuis l’échec de François Fillon en 2017. Plus grave: les sociaux-démocrates, progressistes et proeuropéens, ont gâché au sein de cette alliance la chance que leur avait procuré la très bonne performance électorale (14%) de Raphaël Glucksmann aux élections européennes du 9 juin. Le centre-gauche avait alors la main. La gauche radicale de Jean-Luc Mélenchon était derrière (9,2%).
Fort de ce score, et malgré l’alliance législative rendue indispensable par le scrutin majoritaire, le parti socialiste aurait pu, seul, proposer un autre nom de potentiel premier ministre à Emmanuel Macron. Ou, mieux, formuler au moins une offre politique. Le courage a manqué. L’électoralisme a triomphé. Cazeneuve n’a même pas revu Macron. Et Michel Barnier, gaulliste social consensuel, a remporté la mise.
Dominée par les contestataires
Le résultat, surtout si le gouvernement Barnier tient mieux que beaucoup l’envisagent, est que la gauche française se retrouve dominée par ceux qui ne veulent pas exercer le pouvoir. Soit parce qu’ils manquent de courage. Soit parce qu’ils l’ont exercé et ont échoué. Raphaël Glucksmann, qui doit faire sa rentrée politique le 5 et 6 octobre, se garde bien de dire que son groupe politique vote au parlement européen avec la droite. François Hollande, commentateur en chef, mijote le plat réchauffé de son quinquennat raté. Olivier Faure, l’apparatchik patron du PS, n’a toujours pas formulé la moindre idée ou le moindre programme. L’autoroute reste donc ouverte au poids lourd Mélenchon, dont l’unique motivation est de défier de nouveau Marine Le Pen à la présidentielle 2027, donc de cliver plus encore la société et ses communautés.
La gauche française est la grande perdante d’une élection gagnée parce qu’elle se ment à elle-même: faute d’un réformisme argumenté, repensé et adapté aux exigences des coalitions, le pouvoir, dans un monde dominé par les peurs et non par l’espoir, est condamné à lui échapper. Sa résignation protestataire ne porte pas la marque de la responsabilité, mais celle de la défaite assurée.
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