Jamais mieux servi que par soi-même #21
Authenticité [n.f.]: être soi-même et tant pis pour les autres

Le journaliste Malick Reinhard déconstruit, avec humour et philosophie, les clichés qui lui collent à la peau et pointe docilement du doigt la maladresse des «valides» face au handicap. Cette semaine, il observe la bien-pensance à l’égard de celui-ci.
Publié: 30.10.2021 à 10:39 heures
Photo: Thomas Meier
Malick Reinhard

C’est une héroïne? C’est une déesse!? Non, c’est une personne en situation de handicap! Une caste sacralisée, intouchable. Qui oserait mettre en doute la bienveillance d’une de ces personnes, «victime du sort qui est le sien»?

J’entends souvent, dans une file, dans une foule: «Pousse-toi, il y a un handicapé, il ne peut pas attendre, laisse-le passer!» Comme si le simple fait que notre moyen de locomotion dissemblable, ou notre perception du monde, ou nos sens différents de la «norme» nous conféraient un passe-droit, une sorte de passeport sanitaire durable, capable de faire sauter les convenances et les attentes sociales. Des queues, oui, j’en ai fait sauter pas mal.

Les «Handicapés modèles»

Et si cette personne en situation de handicap était juste avide de privilèges (?). Elle se donnerait le droit de passer devant tout le monde, avant d’envoyer paitre l’ouvreuse ou l’ouvreur du théâtre. Et si cette personne avait le droit, comme tout le monde, d’être une connasse (?). Emmanuelle Chaudet-Julien, atteinte d’une maladie génétique et se déplaçant en fauteuil roulant, revendique ce droit à la déplaisance. Elle déteste ce qu’elle appelle «l’handicapé modèle» et reconnaît n’avoir cure de ce que l’on peut bien penser d’elle, sous seul prétexte de celui de faire partie de cette caste intangible.

Mais, au fait, ça ressemble à quoi un «handicapé modèle», celui qui «ne peut pas attendre», parce que «tellement invalidé»? «Une personne souriante, gentille, bienveillante, pas trop exubérante, extrêmement résiliente. Bref, toujours d’humeur égale pour accueillir les soins à domicile», définit la Fribourgeoise de 52 ans. Mince, elle dresserait alors mon portrait? Je suis ce «handicapé modèle»!? Diantre, j’ai toujours voulu être un infâme crétin. Pourquoi je n’y arrive pas?

Répondre aux attentes des autres

Parce que, être cette idole attendue, ce n’est peut-être pas chose aisée, nuance Emmanuelle Chaudet-Julien: «Il y a un besoin fondamental chez les gens du social, d’être reconnus, d’être le bon samaritain. Bref, un manque d’estime de soi. Un syndrome de sauveur. Et pour être sauveur, il faut une victime. Et la «victime», c’est nous.» En effet, pour celle qui a démarré sa carrière dans la finance, l’humain n’était pas franchement au centre de ses priorités. L’important, jusqu’au moment où son handicap évolue suffisamment pour la priver d’une bonne partie de son autonomie, c’était «la performance, l’atteinte d’objectifs». Avant, elle brassait des millions. Aujourd’hui, elle gère, 365 jours par an, son équipe d’auxiliaires de vie. Et si les attentes ne sont pas les mêmes, la quinquagénaire y met pourtant la même «structure».

Dans le monde merveilleux des rapports humains, cette structure ambitionnée gêne. Et la déléguée aux assurances sociales pour une association militante dans le handicap en est bien consciente: «Je sens que je bouleverse énormément les choses, parce que je mets le doigt sur des choses qui font mal. Chez quelqu’un, sans handicap, ce n’est déjà pas très bien vu, alors imaginez une personne handicapée.» Toutefois, et toujours à l’inverse de ce qui est attendu, Emmanuelle Chaudet-Julien n’en est absolument pas navrée.

Alors, comment est-ce qu’on se garantit une autonomie quotidienne, quand on est une vieille chouette aigrie qui vole à contre-courant? «Je ne suis pas aigrie, je me donne simplement le droit d’être authentique, corrige la femme. Je défends aussi le droit d’être joyeuse, enjouée, mais il n’y a pas de raison que ce soit exagéré. Je veux me sentir libre d’être aussi joviale que chiante.»

Mettre de l’eau dans son vin

Sur ces mots, Emmanuelle me parle encore de ce qu’elle nomme le «relationnel de la chaussette». Pour elle, prodiguer un soin – en l’occurrence l’aider à mettre une chaussette –, c’est déjà une forme de contact à l’autre. Suffisante. Nul besoin de se forcer à raconter son week-end, sa journée ou ses projets, juste pour répondre à une norme. Elle souhaite pouvoir dire ce qu’elle veut, à qui elle veut, sans que cela n’interfère dans sa qualité de vie ou son assistance journalière. «C’est aussi ça l’autodétermination», précise l’ancienne responsable des capitaux risque de nombreuses sociétés internationales.

Aujourd’hui, non, Emmanuelle n’a pas besoin d’engager des personnes pleinement antipathiques pour assurer le travail. Avec de l’apprentissage, et peut-être un brin de sagesse, elle a pris de la bouteille et a réussi à mettre de l’eau dans son vin. Elle se félicite d’être passée petit à petit du vouvoiement au tutoiement à l’égard de ses auxiliaires, ou encore de leur confier un peu plus de son histoire personnelle. Carrément devenue «victime», alors? Hors de question, assurée, elle maintient certaines limites. Aussi pour garantir à ses auxiliaires un environnement de travail bien structuré, où les frontières sont (très) claires. Enfin bref, bas les castes.

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