Dites, c’est quand la dernière fois que votre information vous a été donnée par une ou un journaliste en situation de handicap – hormis sur Blick? Une présentatrice du 19h30 paraplégique? Un consultant des sports atteint de paralysie cérébrale? Mieux encore, la météo, présentée par une personne aveugle? Jamais? Ne vous inquiétez pas, moi non plus.
Ça ne sert à rien d'user de langue de bois: il faut reconnaître que, dans les médias, nous ne sommes pas forcément exemplaires en terme de représentation de la société que nous racontons.
Je me souviens que, lorsque j’ai signé mes premières piges, il y a de cela dix ans, je me cherchais une ou un mentor, pour «me montrer la voie». Une décennie plus tard, j’en ai rencontré des collègues admirables (détestables aussi), mais, jamais au grand jamais, avant l’écriture de cette chronique, je n’avais connaissance de consœurs et confrères en situation de handicap, comme moi. Ou un peu plus. Ou un peu moins, d’ailleurs.
Un sujet délicat
J’ai longuement réfléchi avant d’attaquer ce sujet. Mon premier réflexe fut de m’adresser à la RTS, notre média de service public. Puis j’ai reculé, me rappelant que, depuis ce printemps, je travaille aussi pour le service public. En travailleur externe, certes, mais y aurait-il conflits d’intérêts à «attaquer» mon employeur sur une thématique de société? Non.
Car, comme la plupart de son public, je paie ma redevance radio/TV. Je suis donc en droit, selon moi, de questionner une entreprise publique sur l’utilisation de «mon» argent. Et puis, mais ce n’est toujours que mon avis, un média qui sait faire de l’autocritique, c’est un média qui se porte bien. Alors j’ai foncé.
Le rendez-vous est pris avec sa cheffe de la communication et porte-parole, Sophie Balbo. Dans un entretien mené par visioconférence, je lui demande si l'homogénéité que j’observe sur les antennes étaient une impression ou une réalité. Sophie Balbo confirme mon sentiment, mais semble prudente.
Le sujet ressemble à un truc bien pris au sérieux. Après m’avoir demandé à relire ses citations avant publication, elle me répond: «La RTS ne tient pas de statistiques précises sur la place du handicap sur ses antennes. Par contre, notre direction, la SSR, a créé en 2019 le 'diversity board', une commission qui a pour but de veiller à une diversité, quelle qu'elle soit, sur les antennes et au sein du service public suisse.»
À qui la faute?
Après recherches, je constate que, effectivement, il semble difficile pour mon employeur de savoir non pas si mais où se trouve le handicap dans les unités. Dans l’entreprise, on me parle d’un juriste aveugle. D’une présentatrice d’une émission dédiée aux personnes sourdes et malentendantes elle-même en situation de surdité congénitale. Rien de plus.
Et surtout, impossible de savoir s’il arrive régulièrement que des personnes handicapées postulent à la RTS. «Il est intéressant de réfléchir à ce manque de diversité, estime ma collègue. Probablement que, oui, nous recevons peu d'offres d'emploi de personnes en situation de handicap. Après, est-ce que cette population postule peu car elle ne se projette pas dans la branche, étant donné son manque de représentation, là est la question.» Un véritable cercle vicieux, alors?
Pas pour Philippe Amez-Droz, chargé de cours au MediaLab de l'Université de Genève et spécialiste des médias: «J’aime dire que les cercles vicieux doivent être transformés en cercles vertueux. Il ne faut pas faire de mauvais procès à la RTS, elle n’est pas le seul média en Suisse. Toutefois, son rôle du service public lui demande sans doute un peu plus d’exemplarité que ses camarades du privé. Elle pourrait par exemple commencer par solliciter une étude permettant de quantifier le nombre de journalistes handicapés en Suisse.»
Qui sommes-nous?
Des collègues en situation de handicap dans notre pays, j’ai aussi voulu en trouver. «Chères consœurs et chers confrères, dans le cadre d'un sujet à paraître dans Blick, je suis à la recherche de journalistes, si possible suisses, en situation de handicap. Sauriez-vous éclairer ma lanterne?», envoie-je sur les différents groupes dont je fais partie. Vu par plus de 250 personnes en six jours, mon message reste sans réponse.
À Genève, toutefois, on m'informe qu'il existe le studio Ex&Co, un atelier protégé pour personnes en situation de handicap spécialisé dans la production audiovisuelle. Depuis 15 ans, l’organisme à la formation reconnue, qui appartient à la Fondation Clair Bois, produit «Singularité», une émission thématique pour la chaîne régionale Léman Bleu.
Contacté, le studio explique que, sur l'ensemble des personnes formées durant deux décennies et demi à l'assistanat vidéo et à l’exercice de l’interview, seul un participant a pu accéder au marché «ordinaire» de l'emploi. Il reste aujourd'hui «introuvable». À côté de cela, ses responsables sont aussi frustrés de constater que, encore et toujours, c'est uniquement sur le sujet du handicap que l’on souhaite entendre les apprenties et apprentis vidéastes.
En train de me préparer pour tabler sur un sujet de remplacement, l’écran de mon smartphone s’illumine. La réponse d’une jeune femme s’affiche alors: «J’ai vu ton message de recherche de journalistes suisses en situation de handicap... Même si je ne suis pas en chaise roulante, so here I am.» Alors, so here i am too, j’appelle immédiatement Kim de Gottrau, journaliste à l’agence télégraphique suisse (ATS): «Eh bien tu sais quoi? A part toi, je ne connais aucun autre journaliste en situation de handicap. Après, que ce soit dans mes courriers de motivation ou avec mes collègues et supérieurs, je n’ai jamais eu besoin d’aborder mon handicap. J’ai le sentiment que celui-ci n’a jamais été un problème».
Vers plus d'inclusion
Problème qui n’existe pas ou véritable tabou? Ayant dû trimer pour me faire une place dans le métier, maintenant que c’est fait, je suis réduit, aujourd’hui encore, à sempiternellement parler de handicap. Et seulement de handicap.
Du côté de la RTS, on m’assure que, à l’interne on charbonne pour contrer cela. Dès janvier 2022, la SSR, la maison mère de la RTS, va engager dans chaque région linguistique des responsables «diversité et inclusion». Ces responsables auront, par exemple, pour but de former le personnel à traiter la thématique du handicap sans en faire un élément central. «Comme avec les Jeux Paralympiques», précise encore Sophie Balbo.
Outre-Sarine, on semble se débrouiller ponctuellement un peu mieux avec le handicap sur les antennes. En août dernier, la SRF (l’équivalent alémanique de la RTS) projetait le journaliste atteint de paralysie cérébrale Jahn Graf à la présentation des Jeux Paralympiques. Les fameux.
Du côté de Berne, Inclusion-handicap, association faîtière des organisations suisses de personnes handicapées, travaille elle aussi sur la thématique depuis peu. Dans un communiqué, cette dernière annonce le lancement du projet «Reporters sans barrière», qui aura pour but de recenser les journalistes concernés, sensibiliser les actrices et acteurs des médias et, dans un plus long terme, de créer une agence suisse de professionnelles et professionnels des médias. C’est bien, on avance.