Lausanne, 13h52. J’écris ces mots sous la menace. Sous la menace de Mélanie, l’une de mes huit auxiliaires de vie. À la première bêtise que j’épellerai, elle cessera de m’aider à rédiger cette chronique. Mais, en fait, c’est moi qui la paie, non? Oui, mais, quand même, c’est elle qui garantit mon autonomie au quotidien. C’est vrai, mais en même temps, c’est bon quoi, c’est moi son supérieur. Quoique, si jamais elle se fâche et claque la porte, je me retrouverai privé de toute qualité de vie. Gloups…
Vous l’aurez compris, être employeure ou employeur de ses auxiliaires de vie, tout en étant en situation de forte dépendance, c’est un jeu d’échecs de tous les instants. Une main de fer dans un gant de velours. Garder le cap, sans froisser. Être diplomate, sans sourciller. Un truc très helvétique: il faut savoir maîtriser l’Art du consensus.
Présents 365 jours par an
Cette semaine, cela me tient à cœur – et je crois que le sentiment est partagé par toute la rédac' de Blick – de vous présenter les personnes qui sont nécessaires à mon travail de journaliste, à ma vie de bobo vingtenaire, à mon rôle d’amoureux. Celui de fils, de petit-fils, si possible de Saint-Esprit. À tous les aspects de ma vie. Cette semaine, on parlera de Mélanie, Damien, Thomas, Mario, David, Pascal, Judith, Nicolas (une tranche de prénoms qui ravira Eric Zemmour): celles et ceux qui, chaque jour, 365 jours par an, 16 heures sur 24, garantissent mon droit à une vie à domicile, à une vie professionnelle entière, à une vie sociale épanouie et à – attention, mot trendy – mon droit à l’autodétermination. Vous savez, cette action qui consiste à décider pour soi et à ne pas être soumise ou soumis aux préférences des autres, qui savent «mieux». Objectivez «mieux», s’il vous plaît.
Pourtant, il y a quelques semaines, on a parlé budget d’État. De celui que l’on appelle le budget de «Contribution d’assistance» de l’assurance invalidité (AI) et qui, on ne se ment jamais, ne considère pas franchement les femmes et les hommes qui composent ce métier depuis à peine dix ans.
Sur le sujet
Trouver autre chose que de l’argent
Mais, alors, quand on est payé à l’heure CHF 25.- la journée et CHF 14,30.- la nuit, qu’est-ce qui pousse réellement ces «petites mains» à faire le job? Mélanie, mon assistante menaçante explique: «Je pense sincèrement qu’il faut avoir une grande envie de contact humain et de relation d’aide à l’autre. Ce métier, effectivement, donne autre chose que de l’argent. Cela m’apporte autant que ce que je pense apporter.»
Elle m’émeut, Mélanie. Et, pour une fois, je vous jure, je ne suis même pas teinté de cynisme. Parce que, c’est vrai, entre «aidant» et «aidé», on fonctionne de façon tout à fait horizontale. Un type de «start-up nation» qui ne cherche pas le bénéfice financier – j’adore les oxymores. On en est bien obligé, car, il faut le dire, lors des entretiens d’embauche que je mène avec les candidates et candidats emplis de bonnes intentions, j’aime donner le ton: «Vous devez être conscient que, aujourd’hui, on ne se connaît pas. La semaine prochaine, par contre, on passera vingt heures de notre vie hebdomadaire ensemble, en tête-à-tête. Dans les toilettes, à la douche, dans la joie, dans la tristesse… Bref, dans la vie. Vous vous sentez à la hauteur?»
Le Tinder de l’emploi
À ce propos, qui dit métier qui paie mal dit diversité dans les postulations. Cette phrase n’est absolument pas méprisante. Non, non. Bien au contraire, engagé une ou un auxiliaire de vie, c’est un petit peu comme se rendre sur Tinder, un soir de spleen, où notre amour-propre est à son maximum. Dans ma boîte mail, à chaque publication d’une annonce, il y a des bouchers, des banquières, des pères au foyer, des mères supérieures, des étudiants et des policières. Qu’est-ce que je vous sers? Il faut savoir s’adapter. Inventer. Se renifler. Savoir si «ça matche ou ça matche pas?»
Vous l’aurez compris, nous sommes bien plus que des collègues, bien plus qu’un patron avec son employée ou son employé. Un truc unique, qui, j’en mettrai ma main au feu (et Dieu sait si j’en ai besoin) ne se présente pas dans beaucoup d’entreprises. La semaine passée, j’ai dû gérer les émotions de l’un des auxiliaires, qui vient d’apprendre que sa femme a demandé le divorce. J’ai donc été le pote de comptoir, à l’écoute, toujours avec plaisir. Il y a deux mois, j’ai dû licencier l’un d’eux. Il y avait malaise. Pas très matériel comme situation. Pas de faute grave, pas de retard. Juste un «match» qui n’a eu lieu que de façon unilatérale. Là, j’ai dû reprendre ma casquette de patron, sévère. Et je n’aime pas ça. Expliquer les raisons. Assurer les procédures. Deux jours auparavant, nous débattions vivement de la peine de mort, et aujourd’hui, c’est moi le bourreau.
Mais tout ne se passe pas toujours mal, bien heureusement. Parfois, on arrive à trouver ce «juste milieu» qui permet aux deux parties de se sentir confortables dans ce «projet» – ce serait réducteur et injuste de parler de «travail». Mélanie, par exemple, elle, est là depuis bientôt deux ans. Tous les deux, nous avons su comprendre nos limites, nos compétences, nos qualités et nos défauts. «J’aime dire que nous avons tissé une réelle amitié, déclare mon auxiliaire de vie victime de mes questions. Le mercredi matin, je me lève en me réjouissant d’aller passer une journée avec un ami – et non pas un patron –, avec qui on va parler, rigoler, partager.» Cette confidence, Mélanie me l’a faite une heure après m’avoir «torcher le cul sur les WC», comme on dit dans les «process» internes de la start-up. Ça me fascinera toujours, puisque, honnêtement, je peine sempiternellement à m’imaginer une inversion des rôles. Pas avec Mélanie, uniquement. Mais avec vous aussi, hein. Alors, merci de faire ce que je ne saurais faire!