«Je suis anéanti, je me sens abandonné par le système.» Ces mots sont ceux de David*, ancien collaborateur décoration à Manor Lausanne Morges. Crises d’angoisses, anxiété chronique, insomnies, burn-out: il attribue ses problèmes de santé à la situation rencontrée lors de son emploi au sein de la grande enseigne. «Manor a également toléré un comportement homophobe de la part de l'un de mes collègues», révèle-t-il à Blick. Raison pour laquelle il a décidé d’affronter la chaîne de grands magasins devant le Tribunal des prud’hommes dans quelques semaines.
Avant d'en arriver là, il a déjà signalé à son employeur qu'il endurait ce «comportement homophobe» sur son lieu de travail, comme le montre une plainte interne envoyé en été 2022. Dans ce texte – que nous avons pu consulter – il avance également avoir subi de la part de son supérieur, M. Richard*, de nombreuses «humiliations», un comportement «systématiquement agressif» et «infantilisant». Or, Manor, qui compte plus de 8000 collaborateurs dans toute la Suisse, serait resté les bras croisés, regrette-t-il.
«Des blagues sur le fait que nous allions nous faire licencier»
David est toujours employé chez Manor, mais n'œuvre plus dans le même service aujourd'hui. Concrètement, que s'est-il passé? Pour le comprendre, il faut remonter quelques années en arrière. Le jeune homme a travaillé dans ce secteur décoration entre 2019 et la fin 2022.
Ce qu’il décrit dans sa plainte comme un «comportement abusif» aurait principalement commencé après la crise du Covid-19. Retour au travail précipité après un arrêt maladie, heures supplémentaires, changements de dernière minute à répétition, «colères» de son chef... Les griefs s'accumulent dans le courrier de notre interlocuteur.
Dans le contexte particulier qui suivait la pandémie, les employés auraient particulièrement été mis sous pression, regrette notre témoin. David rappelle que des centaines de personnes avaient été licenciées par Manor à ce moment-là. Ses collègues et lui auraient donc sérieusement craint de se faire mettre à la porte, raconte-t-il.
«Cet employé perdrait sa place par ma faute»
Ces présumés mauvais traitements auraient, pour David, pris un tournant particulièrement sévère la même année, en 2021. Le jeune homme allègue avoir été victime de «propos homophobes» de la part d’un collaborateur. Et ce, à plusieurs reprises. «Il m’a entre autres suggéré d’avoir des rapports sexuels avec des femmes pour 'devenir normal'», s'étrangle-t-il.
Son manager en avait-il connaissance? Absolument, argue l'employé. Notre témoin l'aurait sollicité pour organiser une médiation, «afin d’apaiser les tensions». Mais son supérieur aurait joué sur sa corde sensible: «Il m’a clairement dit que s’il répondait favorablement à ma demande, cet employé perdrait automatiquement sa place par ma faute. Il n'a pas non plus manqué de me préciser que ce collaborateur avait des enfants à nourrir.»
Un chantage affectif qui aurait fait mouche, regrette-t-il: «Sous sa pression, j’ai naturellement préféré me rétracter.» Pire: le cadre l'aurait forcé à travailler étroitement avec cet homme. «Au lieu d'obtenir du soutien, j'ai été forcé de collaborer avec mon harceleur», dénonce-t-il dans sa plainte interne.
Une couverture de la part de la hiérarchie
Aujourd’hui, David se dit «incapable de se reconstruire». Qui est responsable de ses problèmes? Selon lui, c’est clair: plusieurs niveaux de la hiérarchie de Manor auraient joué un rôle dans son désarroi.
Ces différentes accusations ont été portées à la connaissance de ses supérieurs dans une récrimination — que Blick s’est procurée — déposée à l’été 2022 sur une plateforme indépendante.
Or, cette plainte n'est pas isolée. Trois autres doléances ont été transmises par des anciens collègues de David entre avril et l'été 2022, selon un courriel. Elles accusent M. Richard de «harcèlement» et de «mobbing». La mère d'une apprentie a également accepté de témoigner et de nous décrire ce qu'avait vécu sa fille, encore mineure, lors de sa formation à Manor.
La suite? Du côté de la grande enseigne, pas grand-chose, souffle David. L’enquête demandée par son équipe n’aurait pas été menée avec la rigueur nécessaire, peste l'ex-aide-décorateur. Décision a ainsi été prise d’aller voir un syndicat, Unia. Mais la procédure a été interrompue par notre interlocuteur.
Pour quelles raisons? Selon David et une autre ancienne membre de son équipe, elle aurait «stagné». Cette ex-collègue explique à Blick: «Le syndicaliste que nous avons consulté était très déterminé en nous recevant. Il a assuré que la façon dont nous avions été traités n’était pas normale. Mais au fil du temps, il nous a dit qu’il ne pourrait finalement pas faire grand-chose.»
«Il manque une mobilisation pour résoudre les problèmes»
Interrogé par Blick, Unia confirme que les informations et pièces données par les plaignants étaient solides. Mais de nombreux témoins avaient déjà claqué la porte de Manor et il aurait «manqué une véritable mobilisation des employés et employées pour résoudre le problème», pointe par e-mail le syndicaliste alors chargé de l'affaire. Ce qui, d’après lui, compromettait les probabilités de réussite.
De son côté, David dit comprendre ces difficultés. Mais il souligne que, parmi ses collègues, beaucoup craignaient pour leur poste ou auraient encore été trop impactés par les événements pour en parler.
«J'étais perdant dans tous les cas»
Notre interlocuteur a été écarté du rayon décoration à la fin de l'année 2022. Le motif? Selon sa lettre de résiliation, que Blick a pu consulter: «adaptations structurelles». «On m’a proposé un poste avec le même salaire, mais des attributions qui n’avaient rien à voir avec mes compétences», fulmine-t-il.
Il a cependant accepté. Pourquoi? «On m’a fait comprendre que deux choix s’offraient à moi: soit je signais, soit je prenais la porte.» A-t-il considéré la possibilité de quitter l’entreprise? Bien sûr, répond-il. Mais il aurait été rattrapé par les réalités économiques: «Je n’aurais pas pu toucher le chômage. Ce n’était pas jouable pour moi financièrement.» Avec les 2700 francs qu’il empochait à 80% en tant que collaborateur au secteur décoration, impossible de mettre de l’argent de côté, constate-t-il: «J’étais perdant dans tous les cas...»
Depuis, l'affaire a pris un autre tournant. Le 1er février 2023, un nouveau directeur est entré en fonction à la tête de Manor Lausanne Morges. Deux semaines plus tard, coup de théâtre: l'ex-manager de David aurait été licencié, selon deux sources concordantes.
«Un symbole très fort»
Avec tous ces éléments, la procédure en cours devant le Tribunal des prud’hommes à l'encontre de Manor a-t-elle de bonnes chances de succès? Oui, selon Me Tatiana Bouras, avocate co-responsable du Service juridique de l'association VoGay consultée par David. Lettres internes, signalements aux ressources humaines, inaction de ces dernières, etc. Elle cite de nombreuses pièces matérielles, ainsi que des témoins. «Toutefois, il n’est pas usuel d’ouvrir une action lorsque les rapports de travail durent et n'ont pas été résiliés, soulève-t-elle au téléphone. Il faudra voir comment le tribunal décidera de traiter cette affaire.»
Me Tatiana Bouras nous a précisé la nature de l'action qui a été ouverte. Il s’agit d’une requête de conciliation, adressée au Tribunal des prud’hommes de Lausanne contre Manor. L'employé veut obtenir des dommages et intérêts fondés sur l’article 328 CO, qui impose à l’employeur de protéger la santé et la personnalité de ses employés. Dans ce cadre, «il est notamment reproché à Manor d'avoir toléré le comportement homophobe d’un collaborateur», rappelle l'avocate, ajoutant encore que la reconnaissance d'une telle violation «serait un symbole très fort».
La grande enseigne estime-t-elle que David a été suffisamment entendu et protégé jusqu'au licenciement de M. Richard? Contacté par Blick, Manor n’a souhaité répondre à cette interrogation, ni confirmer une potentielle procédure en cours, invoquant la protection des données. L'ancien directeur, M. Rieder, n'a pas pu être joint par nos soins.
*Noms connus de la rédaction