L'homme qui se présente face à nous parle doucement et semble timide. Pourtant, Sidi Larbi Cherkaoui est l'un des plus grands chorégraphes du monde. Le Belge met en scène des opéras, chorégraphie des ballets, mais aussi des comédies musicales et des clips vidéo d'artistes comme la superstar Beyoncé.
La semaine prochaine, le Flamand fêtera sa première création, «Ukiyo-e», en tant que du Ballet du Grand Théâtre de Genève. Rencontre au bout du Léman avec cet artiste accompli.
Pourquoi dansez-vous?
Quand mon père et ma mère avaient quelque chose à fêter, ils jouaient de la musique et bougeaient avec. C'étaient les seuls moments joyeux dans notre famille. Ce n'est que lorsqu'on dansait que nous étions heureux. Cela m'a marqué. À l'école, à Anvers, j'ai suivi des cours de danse folklorique flamande.
À quoi est-ce que ça ressemblait?
C'étaient des danses traditionnelles en cercle d'une autre époque. J'aimais ça, c'était facile pour moi de les danser.
Vous portez un nom arabe. Avez-vous eu des réactions parce que vous vous intéressiez aux danses traditionnelles belges?
J'ai grandi en entendant dire: «Non, ce n'est pas pour toi!» Malheureusement, nous sommes sélectifs dans notre perception des origines.
Qu'est-ce que vous voulez dire?
Citez-moi le nom d'un peintre arabe que vous connaissez.
Je n'en connais pas.
Vous voyez? Moi aussi, on me décrit souvent en Belgique comme une personne exotique, alors que ma mère est flamande. Je suis flamand. La Flandre a toujours été un melting-pot. Pourtant, j'ai été constamment remis en question en raison de mes origines.
Aujourd'hui, il y a aussi des discussions sur l'appropriation culturelle.
Il y a un réel danger que les gens s'approprient des éléments d'autres cultures sans vraiment s'y intéresser. Qui prend quelque chose doit aussi donner quelque chose. Cependant, je pense par ailleurs qu'il est illusoire de penser que l'on peut isoler des cultures. Dans mon art, j'essaie à tout prix d'éviter ce repli sur soi.
Vous êtes l'un des chorégraphes les plus connus au monde. Vous travaillez avec les meilleures compagnies de danse, dans les grands opéras, mais aussi avec des artistes célèbres comme Beyoncé. Qu'est-ce qui vous intéresse dans la culture pop?
Je ne suis plus un enfant, mais je pense qu'il est important de réaliser les rêves que nous avions à cette époque. En tant qu'enfant des années 80, j'ai grandi avec ces femmes noires énormément fortes: Diana Ross, Tina Turner, Janet Jackson. J'ai tellement reçu de ces héroïnes! Je suis heureux de pouvoir leur rendre quelque chose.
Comment se passe le travail avec Beyoncé?
Elle est très gentille, généreuse, et son talent est impressionnant. Travailler avec quelqu'un comme ça, c'est un vrai plaisir. Beyoncé a une approche très profonde de ce qu'elle fait. Je travaille aussi avec elle parce que je trouve important ce qu'elle représente: une femme noire des États-Unis qui marque aujourd'hui le monde entier.
La collaboration se poursuit-elle?
Oui, je continue à travailler avec elle de temps en temps.
Quel rôle joue le hip-hop dans votre travail?
À l'école, nous essayions d'imiter le breakdance. Ce que j'aime encore aujourd'hui, c'est que les breakdancers peuvent utiliser tout leur corps comme point d'appui: la tête, les épaules, les coudes, le dos... La danse classique est beaucoup plus limitée.
Il est difficile de vous classer sur le plan artistique.
Êtes-vous facile à classer? Ou aimez-vous être classé? Je ne pense pas. Il est important pour moi de ne pas devenir un cliché. Les gens sont complexes et se transforment constamment.
Quel est l'élément qui lie ce que vous faites?
L'humanité. Je la cherche dans le ballet, l'opéra, les comédies musicales, les clips vidéo. La première de la comédie musicale rock «Starmania», dont j'ai réalisé la chorégraphie, vient d'avoir lieu à Paris. Il y a 6000 spectateurs dans la salle à chaque représentation. Je veux travailler avec des gens qui sont unis par l'amour de quelque chose et non par le rejet de quelque chose.
Comment décririez-vous votre chorégraphie?
Pour moi, la danse doit avoir un côté contemplatif. Il y a des gens qui regardent la mer toute la journée, alors qu'il s'y passe soi-disant toujours la même chose. C'est la qualité que je veux atteindre avec mes chorégraphies. Elles doivent faire du bien aux gens. C'est censé les apaiser, les pacifier. Et soudain, ils commencent à découvrir des nuances dans les mouvements. Exactement comme une personne qui regarde longuement la mer.
Dans le sillage du mouvement #MeToo, des scandales d'abus ont éclaté au grand jour dans de nombreuses compagnies de danse, y compris en Suisse. Cela vous a-t-il surpris?
Non, j'ai moi-même vécu, à 17 ans, des choses dont je préfère ne pas me souvenir. Il est bon et juste que toutes ces choses soient maintenant révélées au grand jour. Et en même temps, nous devons aussi être très attentifs: une étreinte, une main sur l'épaule, une poignée de main, ce sont de belles formes de communication humaine que nous ne devons pas perdre.
Dans la danse aussi, le contact physique est important.
On se touche constamment, entre danseurs, mais aussi entre chorégraphes et danseurs. Où et quand il est acceptable pour quelqu'un d'être touché, c'est très individuel. Je suis très sensible à ce sujet. L'idée que quelqu'un puisse se sentir mal à l'aise à cause de moi m'horripile. En même temps, nous devons aussi veiller à ce que toutes les parties soient toujours entendues. Les accusations peuvent aussi être une arme.
Vous pouvez travailler sur toutes les scènes du monde. Pourquoi avez-vous choisi la Suisse, Genève?
Pour moi, Genève est comme un carrefour, où différentes cultures se rencontrent. Nous sommes proches de l'Italie, de la France et de l'Allemagne. Cela me ressemble. J'essaie aussi d'être connecté à différentes choses en même temps. J'ai travaillé pour la première fois à Genève en 2005. Au tout début de ma carrière. Sans Genève, ma carrière n'aurait pas été possible.