Rencontre avec Guillermo Fernandez
«Ma mort aurait apporté davantage de résultats»

Grâce à presque 40 jours sans manger, Guillermo Fernandez a fait plier la présidente du Conseil national et ouvert les portes du Parlement aux scientifiques du GIEC. Nous avons voulu en savoir plus et sommes allés chez lui, sur les bords du lac de la Gruyère.
Publié: 21.12.2021 à 05:41 heures
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Dernière mise à jour: 21.12.2021 à 08:55 heures
Guillermo Fernandez a déjà repris quelques kilos depuis sa grève de la faim.
Photo: SND
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Vendredi 9 décembre à Berne. Devant le Palais fédéral, Guillermo Fernandez et ses soutiens célèbrent «une vague qui a tout emporté» et «ramené les dirigeants à la raison». Le père en grève de la faim croque dans une banane pour fêter l'obtention de ce qu’il demandait depuis presque un mois et demi: une journée d’information sur l’urgence climatique pour les parlementaires.

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À l’intérieur de la Coupole, en revanche, aucune trace d'euphorie, pas même chez les Verts. Dans cette fourmilière en pleine Session, c'est business as usual et les parlementaires ont beaucoup de pain sur la planche dans leurs cages de plexiglas. Il faut presque insister pour obtenir des réactions, notamment des élus de droite. «Une discussion avec des scientifiques pour qu’il arrête son cirque? Ce n’est pas cher payé», persifle l’un d’eux avant de continuer son chemin.

Il faut dire que le cas de Guillermo Fernandez a provoqué un certain malaise dans la capitale. Sciemment ignorée les premiers jours, l’action du père de famille a pris de l’ampleur au gré de l’attention du public et des médias. Avec le début de la Session d'hiver, les parlementaires ne pouvaient plus vraiment détourner les yeux et, à partir du 30e jour sans s'alimenter du principal concerné, se sont soudain retrouvés confrontés à une question aussi prosaïque que vertigineuse: peut-on laisser un homme mourir devant le Palais fédéral?

Qui instrumentalise qui?

Après une petite enquête dans les travées du Parlement, la stratégie — notamment dans le camp écologiste — était assez claire: sauver Guillermo Fernandez tout en donnant le moins l’impression que la Berne fédérale se soit couchée devant la méthode peu commune de l'activiste. Sur toutes les lèvres, un mot revenait: «précédent». Que faire si, le lendemain de la concession faite à ce Fribourgeois, d’autres citoyens adoptent la même démarche pour d’autres combats?

Cet embarras se retrouvait aussi chez les médias, à commencer par celui que vous êtes en train de lire: quel écho donner à cette initiative personnelle? En relayant le combat de Guillermo Fernandez, la presse n’adopte-t-elle pas un rôle actif qui n'est pas forcément le sien? Que sait-on de ce bientôt quinquagénaire qui assure ne jamais avoir milité pour aucune cause politique? Qui instrumentalise qui?

Fait intéressant, le communiqué qui a scellé la «victoire» de Guillermo Fernandez ne mentionne pas le Gruérien, pas plus que son combat. Le texte de l’Académie suisse des sciences naturelles (SCNAT) est, en ce sens, un exercice réussi d’équilibrisme de la part de la présidente du Conseil national: ces six paragraphes ont sauvé une vie et, surtout, ôté du feu une casserole qui menaçait d’exploser à tout moment.

L'annonce sur le site de l'académie des sciences naturelles.
Photo: DR

Affaire classée, on passe aux sujets plus urgents? Pas si vite. La séance d'information fixée au 2 mai n'éclipse pas toutes les questions, à commencer par une principale: qui est Guillermo Fernandez? Ce mystérieux nouvel héros des écolos, sorti de nulle part, a provoqué quelques railleries lorsqu'il s'est grillé une cigarette après avoir mangé une banane — au bilan carbone douteux — devant le Parlement. Tandis que les projecteurs s’éloignaient du Fribourgeois, nous avons décidé de nous rendre à Morlon, à quelques kilomètres de Bulle, sur les terres de ce Greta Thunberg barbu.

Dès la sortie du bus qui nous emmène sur les bords du Lac de la Gruyère, on comprend mieux pourquoi Guillermo Fernandez est si enclin à sauver le climat. Entre eaux et montagnes, l’endroit est un petit coin de paradis à faire pâlir les meilleurs «influenceurs tourisme».

Avant même d’arriver au domicile de la famille Fernandez, une première question s'impose: peut-on être militant écologique tout en habitant une villa individuelle? Il faudra attendre pour la poser — le gréviste de la faim est occupé par un entretien d’une demi-heure avec Euronews. «Je n’ai que trois interviews aujourd’hui en comptant la vôtre. C’est une très petite journée», sourit le Fribourgeois en nous accueillant. Spoiler: l’entretien durera bien plus longtemps que celui de nos confrères européens.

Sauver le climat paraît chose aisée par rapport à garder les réponses de Guillermo Fernandez concises. Mais l’homme, aussi intéressant qu’intrigant, assure qu’il n’aime pas être mis en avant, que ce fut un «gros sacrifice» de s’exposer autant et qu’il a été «complètement paralysé» face à un parterre virtuel de 80 personnes la veille lors d’une conversation Zoom. Soit.

Comment ce père de famille s’est-il donc retrouvé d’un jour à l’autre dans une action aussi jusqu’au-boutiste? Premier enseignement: avant de se retrouver sur la Place fédérale, le gréviste de la faim a d’abord tenté d’approcher d’autres grévistes, ceux du climat. «Ils étaient une vingtaine et m’ont soumis à un feu nourri de questions, c’était presque un tribunal civil», se souvient dans un sourire le Morlonais. Les activistes ont voté et ont décidé de se distancer de la démarche. Si la cause était commune, la méthode posait problème. «Mettre concrètement sa vie en jeu était perçu comme hors de ce qui est acceptable», raconte Guillermo Fernandez, qui relève toutefois que beaucoup de membres du mouvement sont venus le soutenir à titre privé.

Une audition par la Grève du climat

Des soutiens, le père de trois enfants en a aussi eus au Parlement. «Surtout des femmes», insiste-t-il en tirant sur les bretelles qui évitent à son jean de tomber à cause des nombreux kilos perdus dans le combat victorieux. Guillermo Fernandez a reçu la visite des vertes Lisa Mazzone, Céline Vara et Irène Kälin, la nouvelle présidente du Conseil national. Toutes ont salué l’action du Fribourgeois tout en partageant l’incompréhension de la Grève du climat: mourir pour une séance d’information, le jeu en vaut-il la chandelle?

Paradoxalement, le Gruérien explique que le veto des jeunes activistes a justement servi de déclencheur à son action. «J’ai réalisé à quel point nous sommes prisonniers de ce que j’appelle un privilège blanc. Un Indien d’Amazonie qui défend son pré carré risque la mort. Nous faisons face à un danger existentiel et il faudrait lutter comme un hobby, aller boire un café dès que l’on a fini de dire qu’il faudrait faire quelque chose contre le dérèglement climatique», estime Guillermo Fernandez.

L'ex-gréviste se gausse d'ailleurs des critiques quant à un éventuel «précédent». «Plusieurs parlementaires de droite m'ont dit ça. Mais vous avez déjà vu quelqu'un de droite faire une grève de la faim? Je l'ai d'ailleurs dit aux opposants aux mesures Covid qui manifestaient sur la Place fédérale. Personne ne l'a fait, parce que nous sommes trop attachés à notre confort.» On arrête l’ex-gréviste dans ses digressions pour commencer par les présentations. Après quelques secondes de réflexion, Guillermo Fernandez commence par se décrire lui-même comme un «secundo plutôt aisé par rapport au Suisse moyen».

Une vie entre la Suisse et l'étranger

Guillermo Fernandez est un «secundo», un vrai. Né en 1974 d'un père des Asturies et d'une mère de Galice, il grandit à Schaffhouse, là où ses parents espagnols tombés amoureux à Lausanne ont décidé d'emménager. La famille a la bougeotte, puisque c'est à Saint-Maurice en Valais que le jeune Guillermo passe sa maturité.

Il étudie histoire de l'art et les langues orientales, mais la crise économique des années 1990 complique la vie de ses parents. Il s'inscrit au «Poly» (l'EPFL aujourd'hui) en microtechnique mais, obligé de travailler toutes les nuits comme Securitas, lâche prise aux examens.

Un jour, alors qu'il est agent de sécurité au siège de la société Orange, il identifie un voleur grâce à un programme informatique qu'il a bricolé sur son temps libre. Le directeur de la communication d'Orange l'engage. Il profite du boom informatique des années 2000 pour lancer sa société, qu'il revendra lucrativement par la suite.

Il s'installe en 2007 à Morlon avec sa femme rencontrée au Carnaval de Monthey («j'étais en touareg, elle en princesse chinoise»). Le couple a trois enfants en 2004, 2005 et 2008, que Guillermo et son épouse emmènent aux Pays-Bas, siège de l'employeur de Madame, Heineken. Les Fernandez y vivent de 2012 à 2015 avant de partir pour la Côte d'Ivoire jusqu'en 2018, où le brasseur néerlandais a envoyée la mère de famille.

À son retour en Suisse, Guillermo Fernandez devient chef de projet pour la migration des serveurs de l'école fribourgeoise, un rôle qu'il avait occupé au lycée américain d'Abidjan où ses enfants étaient scolarisés.

Guillermo Fernandez est un «secundo», un vrai. Né en 1974 d'un père des Asturies et d'une mère de Galice, il grandit à Schaffhouse, là où ses parents espagnols tombés amoureux à Lausanne ont décidé d'emménager. La famille a la bougeotte, puisque c'est à Saint-Maurice en Valais que le jeune Guillermo passe sa maturité.

Il étudie histoire de l'art et les langues orientales, mais la crise économique des années 1990 complique la vie de ses parents. Il s'inscrit au «Poly» (l'EPFL aujourd'hui) en microtechnique mais, obligé de travailler toutes les nuits comme Securitas, lâche prise aux examens.

Un jour, alors qu'il est agent de sécurité au siège de la société Orange, il identifie un voleur grâce à un programme informatique qu'il a bricolé sur son temps libre. Le directeur de la communication d'Orange l'engage. Il profite du boom informatique des années 2000 pour lancer sa société, qu'il revendra lucrativement par la suite.

Il s'installe en 2007 à Morlon avec sa femme rencontrée au Carnaval de Monthey («j'étais en touareg, elle en princesse chinoise»). Le couple a trois enfants en 2004, 2005 et 2008, que Guillermo et son épouse emmènent aux Pays-Bas, siège de l'employeur de Madame, Heineken. Les Fernandez y vivent de 2012 à 2015 avant de partir pour la Côte d'Ivoire jusqu'en 2018, où le brasseur néerlandais a envoyée la mère de famille.

À son retour en Suisse, Guillermo Fernandez devient chef de projet pour la migration des serveurs de l'école fribourgeoise, un rôle qu'il avait occupé au lycée américain d'Abidjan où ses enfants étaient scolarisés.

Un lundi matin, le chef de projet à l’État de Fribourg décide de démissionner. «J’ai pris la parole lors de notre meeting Zoom, Covid oblige. Toute mon équipe était là, je leur ai dit que j’étais mort de peur pour l’avenir de mes enfants et que cela me paraissait plus important de me consacrer à cela qu’à migrer les serveurs informatiques du canton de Fribourg.»

Sa hiérarchie a eu beau essayer de le retenir en expliquant que l’État devenait toujours plus vert, Guillermo Fernandez a rétorqué qu’il ne voulait pas simplement soulager sa conscience mais changer les choses. «Financièrement, nous avons l’immense chance de pouvoir tourner sur le seul salaire de ma femme. Le budget du ménage, sauf accident, est garanti. Donc je n’ai absolument aucune excuse de ne pas m’engager», analyse l’ingénieur.

La pression des journalistes

Il n’a fallu que quelques jours aux médias pour s’intéresser à la démarche peu conventionnelle du Gruérien. Si Reuters, «Heidi News» et «La Liberté» ont en premier donné de la visibilité au combat de Guillermo Fernandez, c’est l’insistance des journalistes pour obtenir une réaction de Simonetta Sommaruga qui a permis au gréviste d’obtenir un premier résultat, un communiqué du département de la Bernoise. «Elle n’avait pas le temps de venir me parler parce qu’elle était à la COP26 à Glasgow», était-il expliqué.

La conseillère fédérale viendra le lendemain à la rencontre de Guillermo Fernandez pour «une demi-heure d’une cordiale froideur». «Elle m’a dit que c’était difficile de négocier, que la COP était dans l’ensemble un échec avec une volte-face de l’Inde, qu’il était compliqué de trouver des majorités dans le peuple suisse, qu’on avait pu le constater avec la loi CO₂.» En somme, que du réchauffé — c’est le cas de le dire — pour Guillermo Fernandez, avec lequel Simonetta Sommaruga n’a pas évoqué la grève de la faim. «Ce soir-là, je me suis dit que j’allais sécher comme une figue!»

Guillermo Fernandez au 30e jour de son action, stoppée au 39e.
Photo: AFP

Même s’il en rigole aujourd’hui, le Fribourgeois continue d’assurer qu’il était prêt à mourir. «Paradoxalement, il y aurait eu encore plus de résultats. Cela aurait sacrément secoué le cocotier, il y aurait eu un immense outrage sur lequel les défenseurs du climat auraient pu surfer», analyse Guillermo Fernandez. À ses dires, tout était réglé avec sa famille. Pourquoi son épouse et ses enfants ont-ils été aussi absents — notamment après l’annonce de sa «victoire»? «Je voulais les préserver, ne pas leur donner de faux espoirs et leur dire de venir à Berne, car tout pouvait capoter jusqu’au bout», assure-t-il, expliquant que ces 40 jours ont été des «montagnes russes» pour son épouse.

«Nous ne pouvons pas lutter à armes égales»

Guillermo Fernandez a survécu et a obtenu… un jour de séance d’information au Palais fédéral. Y a-t-il vraiment matière à crier victoire? Le résultat le plus important n’est pas celui-là, rétorque le Fribourgeois. «D’abord, cela a permis à des milliers d’adultes qui m’ont écrit de constater qu’ils n’étaient pas seuls à avoir une angoisse existentielle. Je n’aime d’ailleurs pas le terme d’éco-anxiété parce que quand il y a un incendie, on ne l’éteint pas avec des anxiolytiques. Mais passons. En second lieu, cela a réuni la communauté scientifique.» Guillermo Fernandez assure que plusieurs chercheurs du GIEC lui ont témoigné leur reconnaissance car ils disposeraient enfin d’une ligne directe avec les parlementaires.

Le néo-militant en est convaincu: la présence sur le devant de la scène des scientifiques a le pouvoir de faire changer les choses. Selon lui, les politiciens font office de filtre avec un discours «infantilisant» par rapport au climat et ne relaient pas suffisamment les constatations du GIEC. «Si l’on remplaçait toutes les publicités pour des objets de consommation massive comme des SUVs par le contenu des rapports scientifiques, les comportements changeraient assez vite. Nous ne pouvons pas lutter à armes égales», estime Guillermo Fernandez. Le militant se dit révolté par l'affaire du Probo Koala, ce navire affrété par la compagnie suisse Trafigura qui a acheminé des déchets en Côte d'Ivoire en 2006 sans conséquences judiciaires. «Simonetta Sommaruga a absolument voulu savoir qui m'avait fait écrire un tweet à ce sujet», raconte-t-il. La réponse? Personne — il y est particulièrement sensible pour avoir vécu en Afrique de l'Ouest (lire encadré).

Le gréviste a reçu le soutien de nombreuses personnalités, dont le Prix Nobel Jacques Dubochet.
Photo: Keystone

Effrayé par sa lecture des rapports du GIEC, le Fribourgeois ose un parallèle avec le Covid. «On a complètement modifié le fonctionnement usuel du pays, de manière très autoritaire, pour une menace qui est sans commune mesure avec ce qui nous attend. On parle de la possible disparition de la Suisse dans un horizon de 60 ans!» Pour le père de trois adolescents, ce ne sont pas les conséquences directes du dérèglement climatique qui vont poser le plus de problèmes, mais la déstabilisation sociale engendrées.

Agir plutôt que laisser les enfants le faire

Guillermo Fernandez se défend de verser dans le catastrophisme, comme le lui reprochent certains élus à droite de l'échiquier. Le bientôt quinquagénaire n'en a cure des couleurs politiques — Jérôme Desmeules, président de l'UDC du Valais romand, est d'ailleurs l'un de ses amis. L'activiste brouille d'autant plus les pistes qu'il n'est pas, par exemple, opposé par principe au nucléaire. «Cela aurait constitué une excellente piste transitoire. Mais, la Suisse ayant pris le virage, cela ne sert à rien de revenir en arrière car il faudrait un demi-siècle», explique-t-il, très au fait de la situation.

A l'heure de prendre congé, il n'est pas plus évident de cerner Guillermo Fernandez qu'à notre arrivée à Morlon. Une certitude, toutefois: le Fribourgeois d'adoption n'est pas un marginal révolutionnaire et son discours est plutôt cohérent. La réponse doit d'ailleurs venir des institutions elles-mêmes, selon lui. A-t-il les épaules assez solides pour devenir un Greta Thunberg helvétique? «Elle a réussi à mettre sur la table des choses importantes, mais globalement, cela me frustre. Il est trop facile de dire 'Regardez cette jeunesse qui se bat pour son avenir.' Ce ne sont pas aux enfants de faire changer les choses! C'est ma génération qui tire les ficelles, qui a les pouvoir de prendre les décisions avant qu'il ne soit trop tard», s'exclame notre hôte. Rendez-vous le 2 mai.

Reste «la» question: peut-on militer depuis une villa individuelle? Guillermo Fernandez ne s'en cache pas, il est «le premier pécheur» en matière de bilan écologique, notamment de par ses voyages à l'étranger. Le néo-militant joint toutefois le geste à la parole, puisqu'il a vendu sa voiture et fait de nombreux efforts pour réduire son empreinte carbone, aussi à domicile. Cela suffit-il? À vous de juger. L'homme au catogan, lui, a choisi. «Il ne faut pas jeter la pierre aux gens. Nous sommes tous otages d'un système, et c'est celui-ci qu'il faut changer désormais.»

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