Une phrase peut suffire à déclencher une guerre, au propre comme au figuré. Surtout si elle est mal interprétée, ou prise trop au pied de la lettre. Difficile, donc, de ne pas s’inquiéter à la lecture du document de travail sur le plafonnement des prix du gaz et de l’électricité remis ce mardi 25 octobre par la Commission européenne aux ministres de l’Energie des 27 réunis à Luxembourg, et rendu public simultanément. Ce texte de travail met en garde les pays membres contre le risque de voir les subventions énergétiques communautaires aboutir… dans les poches des pays tiers, non-membres de l’Union. Dont la Suisse.
Éviter l’augmentation des flux vers les pays non-membres de l’UE
Le paragraphe incriminé porte un titre clair: «Éviter l’augmentation des flux vers les pays non-membres de l’Union européenne». Il s’agit bien pour les experts de la Commission, mis sous pression par les 27 pour faire baisser les prix de l’énergie et utiliser au mieux le levier que constitue le marché unique (près de 500 millions d’habitants, soit l’un des premiers importateurs mondiaux de pétrole et de gaz), de s’assurer que les dispositifs mis en place ne soient pas détournés par des voisins profiteurs.
«L’efficacité de ces mesures en ce qui concerne la baisse des prix de l’électricité et l’évitement d’une consommation supplémentaire de gaz dépend fortement de la mesure dans laquelle les flux accrus d’électricité subventionnée vers les pays tiers peuvent être évités. […] Ces effets peuvent se produire par rapport à un certain nombre de partenaires commerciaux de l’UE, mais sont susceptibles d’être plus importants en ce qui concerne le Royaume-Uni et la Suisse.» On l’aura compris: pas question de subventionner l’électricité pour les voisins qui ne sont pas intégrés au marché européen. En théorie, à moins d'un accord, Londres et Berne devront payer plus cher..
Retrouvez le document de la Commission européenne:
La méthode «ibérique» de plafonnement des prix
Cet avertissement vaut surtout pour une méthode de plafonnement des tarifs électriques: celle employée en Espagne et au Portugal, via l’intervention publique sur les prix du gaz. «L’un des choix les plus importants pour la conception d’un mécanisme européen est le niveau de la subvention. Plusieurs États membres ont proposé un niveau de subvention sensiblement plus élevé que celui appliqué dans la Péninsule ibérique et qui limiterait le prix du gaz utilisé pour la production d’électricité», confirme le texte de la Commission.
Problème: une fois produite par les centrales à gaz, l’électricité - qui ne peut pas être stockée - circule au gré des interconnexions sur le continent. Or comment s’assurer que les pays tiers, reliés au réseau européen même s’ils ne font pas partie de l’UE, ne vont pas profiter de cette énergie bon marché sans n'avoir rien dépensé pour la produire? «On a là les ingrédients d’une possible guerre de l’électricité entre la Suisse et l’UE, note un bon connaisseur du dossier à Bruxelles. Mais attention: un avertissement est fait pour avertir. Afin de trouver des solutions.»
Or les solutions existent dans le cas de la Suisse, dont 76% de l’électricité consommée provient des énergies renouvelables (66% pour l’hydroélectricité, 10,3% environ pour le photovoltaïque, l’énergie éolienne, la petite hydraulique et la biomasse) et 20% du nucléaire. Placée géographiquement au centre du continent, en plein milieu du couloir électrique reliant l’Italie à l’Allemagne et à la France, la Confédération a en effet des atouts en main pour négocier avantageusement son accès au marché européen de l’électricité. Et cela même si la perspective d’un accord bilatéral avec l’UE sur ce dossier s’est évanouie avec le rejet du projet d’accord cadre par le Conseil fédéral en mai 2021.
Les atouts dont dispose la Suisse
Premier atout: les accords techniques de droit privé existants entre Swissgrid, gestionnaire du réseau électrique helvétique, et les gestionnaires de réseau de transport de l’UE. Deuxième atout: la Suisse est une exportatrice nette d’électricité, fournisseur notamment de l’Italie et de la France, ce qui lui donne un levier dans les négociations. S’y ajoute une réalité conjoncturelle: la fermeture d’une trentaine de réacteurs nucléaires sur les 52 opérationnels en France a déjà obligé les énergéticiens suisses à anticiper d’éventuelles pénuries et à chercher des solutions alternatives.
Comment la Suisse pourrait-elle néanmoins réagir, en cas de marché électrique européen à deux vitesses tarifaires, l’une pour les pays membres, l’autre pour les non-membres? Deux moyens de défense et de riposte pourraient être activés. Le premier est la possibilité, pour Swissgrid, d’exiger de ses voisins une renégociation des conditions de transit de l’électricité via le réseau helvétique. En 2021 déjà, lors de la négociation d’un accord pour l’approvisionnement électrique du nord de l’Italie, Swissgrid avait estimé que «les éléments de réseau suisses ne sont pas suffisamment pris en compte dans le calcul de la capacité pour les échanges transfrontaliers d’électricité. Cela augmente le risque de flux d’électricité non planifiés et compromet donc la sécurité du réseau.»
Riposte commerciale possible
La deuxième possibilité de riposte est purement commerciale: l’Italie, première cliente de la Suisse, pourrait se retrouver à payer plus cher l’hydroélectricité dont elle a besoin.
La Commission européenne est d'ailleurs réaliste. L’objectif de plafonnement des prix de l’électricité au sein de l’UE «ne peut être atteint que par un marché bien intégré et interconnecté, dans lequel tous les obstacles aux technologies alternatives telles que le stockage et la réponse à la demande sont supprimés afin qu’elles soient en concurrence sur un pied d’égalité», note son document remis mardi 25 octobre aux ministres de l’Energie. Or, vu que la réalité électrique du continent est encore bien éloignée d’une telle intégration, un acteur extérieur mais indispensable à ses voisins comme l'est la Suisse conserve (encore) une solide marge de manœuvre.