Le tabou de la guerre brisé?
La Suisse importe à nouveau de l'or russe!

Après des mois d'accalmie en raison de la guerre en Ukraine, les importations d'or russe en Suisse ont repris de plus belle, faisant les gros titres de la presse économique internationale. La question-clé: qui importe cet or?
Publié: 22.06.2022 à 20:19 heures
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Dernière mise à jour: 22.06.2022 à 20:37 heures
En mai, pour la première fois depuis le début de la guerre, trois tonnes d'or russe ont été importées en Suisse.
Photo: DUKAS
Sarah Frattaroli

Il est actuellement impossible d'importer du bois ou du caviar de Russie en Suisse: ces marchandises font l'objet de sanctions et ne peuvent plus être acheminées dans notre pays. Ce qui n'est pas le cas de l'or, pas soumis aux sanctions jusqu'à présent.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, le commerce d'or russe via la Suisse a toutefois pratiquement cessé. D'abord parce que la London Bullion Market Association (LBMA), basée à Londres et centre névralgique du commerce mondial de l'or, a suspendu six de ses membres, tous des raffineurs d'or et d'argent russes.

D'autre part, les banques russes ont été exclues du système de paiement international Swift. Les établissements financiers qui géraient jusqu'à présent le commerce international de l'or ont également été touchés. Et la banque centrale russe, un acteur important du commerce de l'or du pays de Vladimir Poutine, figure sur la liste des sanctions.

Enfin, les raffineries d'or suisses sont allées plus loin que la loi et ont gelé l'importation d'or russe par mesure de précaution: le risque d'atteinte à l'image de marque est trop élevé.

La Suisse, plaque tournante mondiale

Le vent a-t-il tourné? Des signaux semblent l'indiquer. Pour la première fois depuis le début de la guerre en Ukraine, la Suisse a de nouveau importé de l'or russe en mai. Concrètement, il s'est agi d'un peu plus de trois tonnes, pour une valeur de près de 200 millions de francs.

Ces chiffres, qui proviennent directement de l'Office fédéral des douanes et de la sécurité des frontières (OFDG) pour le mois de mai, font les gros titres du portail économique Bloomberg. La valeur enregistrée est proche de celles d'«antan»: la Suisse a importé quatre tonnes d'or russe en janvier, avant le début du conflit.

Davantage que les quantités, c'est le symbole qui est fort: les médias du monde entier font écho du tabou brisé par la Suisse. Bloomberg, Reuters et d'autres agences de premier plan ont rapporté la nouvelle.

L'attention internationale n'est pas due au hasard: la Suisse est considérée comme la principale plaque tournante mondiale des matières premières. On estime que 80% du commerce mondial de l'or passe par les bureaux et les écrans d'ordinateur des traders de notre pays.

La Russie est le deuxième plus grand producteur d'or au monde. Jusqu'à l'éclatement du conflit, l'or était décisif pour les relations commerciales entre la Suisse et la Russie: selon le Secrétariat d'État à l'économie (Seco), les métaux précieux représentaient 80% des importations russes en Suisse jusqu'au début de la guerre.

Surprise même chez les ONG

Contrairement au pétrole par exemple, une grande partie de l'or négocié dans notre pays franchit physiquement la frontière suisse: notre pays n'est pas seulement important dans le commerce de l'or, il l'est aussi dans son traitement.

Quatre des plus grandes raffineries d'or du monde se trouvent en Suisse, dont trois au Tessin. On estime que deux tiers de l'or extrait dans le monde sont fondus et transformés dans des usines suisses: en lingots d'or, en bijoux, en montres ou en pièces pour l'industrie.

Les raffineries d'or suisses ont-elles succombé à la tentation de s'affranchir des principes moraux, quelques mois après le début de la guerre? Toutes les personnes interrogées par Blick assurent que non, y compris les ONG qui surveillent le commerce d'or helvétique. C'est le cas de Marc Ummel, jeune expert en matières premières auprès de l'ONG Swissaid.

Marc Ummel est expert en matières premières auprès de l'ONG Swissaid.
Photo: DR

«Je ne peux vraiment pas m'expliquer les nouvelles importations», répond le jeune homme de 29 ans, un peu perplexe. Les importations actuelles concernent de l'or déjà raffiné, et non de l'or brut provenant directement de la mine. Aurait-il été importé par une petite entreprise qui n'est pas sur le radar des experts en or? «C'est possible, concède Marc Ummel. Mais ce n'est pas vraiment réaliste. Nous parlons de trois tonnes!»

L'employé de Swissaid a demandé au Seco et à l'OFAC (l'Office fédéral de l'aviation civile) des informations plus détaillées sur les importations, sans succès jusqu'à présent. A la demande de Blick, les autorités ont fait savoir que l'or russe était arrivé en Suisse via la Grande-Bretagne. Pour des raisons de protection des données, il n'est pas possible de savoir qui l'a importé. Le Seco et l'OFAC soulignent tous deux que l'importation d'or de Russie n'est pas sanctionnée.

Avec escale à Dubaï?

Toutefois, on peut s'interroger si les statistiques d'importation sont correctes: après tout, les importateurs doivent simplement indiquer où ils achètent leur or. Le lieu où il a été extrait à l'origine n'a aucune importance. «C'est une grande lacune de la loi», dénonce Marc Ummel.

C'est ainsi que ce printemps, après le début de la guerre en Ukraine, les importations d'or en provenance des Emirats arabes unis ont fait un bond en avant — alors que le pays ne compte aucune mine d'or! L'hypothèse de Swissaid est que l'or russe arrive à Dubaï avant d'être acheminé dans le monde entier. L'ONG appelle cela «l'orpaillage».

Quatre des cinq raffineries suisses n'importent pas d'or des Émirats arabes unis, contrairement à la dernière, Valcambi. Or, il s'agit du leader de la branche. Selon les indications de Swissaid, la raffinerie tessinoise, dont le siège est à Balerna, près de Chiasso, importe de l'or de Dubaï. Et elle ne semble pas avoir mauvaise conscience —Valcambi se contente d'affirmer qu'elle «respecte les directives et sanctions en vigueur».

Qu'il s'agisse d'une importation directe ou avec une escale à Dubaï ne doit pas vraiment importer à Vladimir Poutine. Le président russe doit surtout se réjouir de la poursuite des exportations d'or, qui alimentent son trésor de guerre.


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