La conseillère fédérale Keller-Sutter
«Je me demande combien de temps durera la solidarité»

En seulement quatre mois, la Suisse a accueilli près de 60'000 personnes déplacées d'Ukraine. La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter parle d'une tâche herculéenne. Interview.
Publié: 03.07.2022 à 06:13 heures
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Dernière mise à jour: 07.07.2022 à 10:24 heures
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Plus personne ne s'attend à une fin rapide de la guerre. La ministre de la Justice Karin Keller-Sutter non plus.
Photo: Philippe Rossier
Interview: Christian Dorer et Sven Zaugg

Ces derniers jours, la Russie a de nouveau largué une pluie de bombes sur les villes ukrainiennes. Plus personne ne s’attend à une fin rapide de la guerre. La ministre de la Justice Karin Keller-Sutter non plus.

L’invasion russe n’est pas le seul défi auquel il faudra faire face, avertit la conseillère fédérale en évoquant la fragilité de l’économie mondiale. Les thèmes de la migration, de la crise énergétique et de la solidarité qui s’effrite ont été au cœur de cette discussion.

Blick: Madame la Conseillère fédérale, quel est votre pronostic sur la guerre en Ukraine?
Karin Keller-Sutter: Il faut compter avec différents scénarios et nous les avons établis. Le plus probable, c’est que les fronts en Ukraine continuent à se durcir et qu’une guerre d’usure se déroule à l’est et au sud.

Vous prévoyez donc un afflux de migrants encore plus important
En Suisse, les demandes de statut S ont diminué. Nous en traitons encore une centaine par jour, contre 1800 à certains moments. Mais il est toujours possible qu’elles augmentent à nouveau. Quoi qu’il en soit, il est difficile de quantifier le nombre de personnes qui sont déjà rentrées chez elles ou qui vont le faire dans les prochaines semaines, car elles peuvent se déplacer librement dans l’espace Schengen pendant 90 jours. C’est apparemment surtout depuis les pays voisins, comme la Pologne ou la Slovaquie, que de nombreux migrants rentrent en Ukraine occidentale. Mais un autre scénario nous préoccupe davantage.

Lequel?
La situation en Ukraine pourrait considérablement se dégrader cet hiver si l’approvisionnement en énergie et en nourriture n’était plus garanti. Il y a déjà aujourd’hui 6,3 millions de personnes déplacées à l’intérieur de l’Ukraine, qui vivent dans des conditions très difficiles. Si elles ne pouvaient pas se chauffer en hiver, par exemple, si la nourriture venait à manquer, ces personnes pourraient se voir elles aussi contraintes de trouver refuge dans un pays d’Europe occidentale. Le troisième scénario, c’est que les combats s’étendent à toute l’Ukraine, ce qui entraînerait des mouvements de fuite encore plus importants. Nous considérons toutefois ce cas de figure comme peu probable à l’heure actuelle.

Quelle est la situation avec les réfugiés d’autres pays?
En ce qui concerne la migration en provenance de pays tiers, nous enregistrons des chiffres en hausse. Et la pression migratoire sur l’Europe devrait continuer à augmenter en raison de la situation économique, notamment en Afrique du Nord. Nous vivons une époque où les crises ne se succèdent pas, mais se superposent.

À quoi devons-nous nous préparer?
Le Covid pourrait revenir à l’automne, les chiffres sont déjà en hausse. Parallèlement, une crise énergétique menace. Des chaînes d’approvisionnement interrompues raréfient des biens importants. À cela s’ajoute l’inflation. La situation économique mondiale n’a jamais été aussi fragile depuis longtemps. Je me demande donc naturellement combien de temps durera la solidarité avec les personnes migrantes en cas de récession dans l’Union européenne (UE). Cela aurait également des répercussions sur la Suisse.

La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine dure depuis plus de quatre mois. La Suisse a accueilli de nombreux réfugiés. Quel est votre bilan?
Compte tenu des défis auxquels nous avons été confrontés, nous avons bien géré la situation. Nous n’avions plus connu une vague de migration d’une telle ampleur et d’une telle rapidité depuis la Seconde Guerre mondiale. En l’espace de quatre mois seulement, huit millions de personnes ont dû quitter l’Ukraine. En Suisse, exactement 58’391 personnes ont jusqu’à présent demandé le statut de protection S.

Les errements bureaucratiques sont pourtant fréquents. Pourquoi?
Le point central, c’est que chez nous, contrairement à l’étranger, tous les migrants ont un toit sur la tête, sont pris en charge et nourris. Et c’est la première fois que nous appliquons le statut de protection S, il est donc logique que tout ne fonctionne pas toujours du premier coup. Nous voulons être non bureaucratiques, mais aussi corrects. Et oui, c’est vrai, l’examen des demandes prend un certain temps. Si vous demandez l’aide sociale en tant que Suisse, votre demande sera également examinée en détail. Il ne doit pas en être autrement pour les personnes en quête de protection.

Blick a révélé le fait qu’à Berthoud, plus de 100 réfugiés ont adressé une lettre aux autorités parce que le centre de réfugiés qui les accueillait était mal géré, que le personnel n’était pas disponible et que l’argent n’était pas versé. Que faites-vous?
Je ne peux pas porter de jugement sur ce cas. Le conseiller d’État responsable a dit qu’il allait clarifier la situation. Mais j’aimerais souligner ce point: les autorités ont dû accomplir une tâche herculéenne en très peu de temps, et ce en plus des tâches ordinaires du domaine de l’asile. Celles-ci ne s’arrêtent pas. Nous traitons environ 15’000 nouvelles demandes d’asile par an. Ces personnes doivent également être hébergées et prises en charge, sans compter les rapatriements et les cas d’aide d’urgence. Il est néanmoins important d’améliorer continuellement les processus.

Pourquoi n’y a-t-il pas plus de réfugiés hébergés auprès de privés, alors qu’il existe de nombreuses offres?
Là aussi, c’est l’affaire des cantons. Certains ont décidé de ne pas collaborer avec les particuliers et de privilégier les hébergements collectifs. Nous respectons cela. L’Organisation d’aide aux réfugiés a reçu le mandat de la Confédération de placer des personnes en quête de protection dans des familles directement depuis les centres d’asile fédéraux, si un canton le souhaite. On lui a ensuite reproché de travailler trop lentement – alors qu’elle a simplement examiné soigneusement, et à juste titre, si la constellation convenait.

Quel regard portez-vous sur la solidarité de notre pays après quatre mois de guerre?
J’ai beaucoup de respect pour l’élan de solidarité de la population suisse. Celui-ci est d’ailleurs toujours aussi grand. Il faut dire que ce sont à 80% des femmes et des enfants qui se réfugient chez nous, non pas pour des raisons économiques, mais parce qu’elles veulent mettre leurs enfants à l’abri des bombes russes. Il est toutefois important qu’il n’y ait pas d’abus. C’est la raison pour laquelle toute personne qui passe plus de quinze jours par trimestre en Ukraine perd le statut S. Celui qui transfère son centre de vie dans un autre pays ne doit plus recevoir d’aide ici. Les autorités doivent être très attentives à cela.

Combien de cas d’abus y a-t-il eu jusqu’à présent?
Le Secrétariat d’État aux migrations n’a pas connaissance de cas d’abus de l’aide sociale. Nous avons fait une enquête auprès des cantons. Il y a eu des cas isolés où des personnes originaires d’Ukraine ont été engagées sans permis de travail. Les autorités cantonales cherchent alors à chaque fois le dialogue avec les employeurs. Mais si des cas sont portés à la connaissance du SEM, il retire le statut S.

Pourquoi n’y a-t-il pas plus de réfugiés qui travaillent?
Sur les 57’800 réfugiés, seuls 32’000 sont en âge de travailler. Parmi eux, 80% sont des femmes. Mais après quatre mois, le nombre de réfugiés ukrainiens qui travaillent est déjà nettement plus élevé que celui des autres groupes de réfugiés après si peu de temps.

L’acquisition de la langue est essentielle…
C’est pour cela que la Confédération met à disposition 3000 francs par personne pour des cours de langue. Mais c’est aussi la responsabilité des acteurs de l’économie de s’engager en faveur de la main-d’œuvre qualifiée.

Comment les femmes peuvent-elles travailler s’il n’y a pas de garde d’enfants?
La conciliation de la vie familiale et professionnelle est l’un des plus grands chantiers politiques de notre pays. Il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine, indépendamment des femmes qui ont fui la guerre. Les problèmes auxquels sont confrontées les Ukrainiennes le mettent encore une fois en évidence. Personnellement, je tiens à ce que toutes les femmes qui veulent travailler puissent le faire.

Dans quels secteurs les réfugiés trouvent-ils le plus d’emplois
Dans la gastronomie, suivie de l’informatique, de l’agriculture et de l’enseignement. GastroBern a par exemple lancé des cours d’introduction et de langue spécialement pour les Ukrainiennes.

Pensez-vous que les réfugiés repartiront un jour si la guerre dure encore longtemps?
Oui, je pars du principe qu’ils voudront rentrer. Mais si les enfants sont scolarisés, si le mari tombe à la guerre, si elles ont un travail ici, il se pourrait bien que certaines personnes veuillent rester.

Comment le Conseil fédéral décide-t-il si un voyage de retour est à nouveau raisonnable?
J’ai lancé un projet en interne la semaine dernière. Le Secrétariat d’État aux migrations doit clarifier toutes les questions juridiques, organisationnelles et logistiques pour savoir dans quelles circonstances et comment les gens pourront un jour rentrer. Nous devons préparer cela dès maintenant. Nous ne pouvons pas attendre Noël, car le statut de protection est en principe limité à un an, c’est-à-dire jusqu’en mars 2023. Mais il est aussi clair pour moi que la fin du statut de protection ou sa prolongation ne peut avoir lieu que de manière coordonnée au niveau européen.

Est-ce que cela peut aussi se faire soudainement et rapidement?
En cas de cessez-le-feu ou de création d’une zone de protection, il faudrait en effet prendre des décisions rapides au niveau international.

Vous avez mis en place un groupe d’évaluation chargé d’apporter des améliorations. À quel niveau?
Le groupe commencera son travail début juillet afin d’examiner le statut de protection S, c’est-à-dire ce qui manque dans la loi, ce qu’il faut régler pour l’avenir. Ce statut spécial a été créé en 1999 après les expériences de la guerre en Yougoslavie. Il a fait ses preuves, mais des adaptations peuvent être nécessaires.

À quoi pensez-vous?
De mon point de vue, la loi devrait stipuler que la Suisse coordonne l’introduction et la fin du statut de protection avec l’espace Schengen. Pour des raisons pratiques, il n’est pas possible de faire autrement. Les procédures entre la Confédération, les cantons et les communes pourraient également être définies plus clairement. J’attends un rapport intermédiaire d’ici la fin de l’année.

Combien de temps encore sera-t-il opportun que les réfugiés d’Ukraine soient traités différemment des réfugiés d’Afghanistan ou de Syrie?
Le statut de protection S est l’exception et non la règle. Il a été créé pour pouvoir accueillir temporairement, rapidement et sans bureaucratie, un grand groupe menacé par la violence et la guerre et qui cherche protection en Suisse.

Cela ressemble exactement à ce que vivent des réfugiés syriens ou afghans…
On ne peut pas comparer les deux. Le statut de protection S est axé sur le retour. Il ne s’agit pas de personnes qui cherchent une protection permanente. La procédure d’asile, en revanche, est individuelle, on détermine donc si quelqu’un est menacé dans sa vie et son intégrité physique et s’il est persécuté. Imaginez ce que cela signifierait pour les Ukrainiens et les Ukrainiennes: il faudrait mener des milliers de procédures d’asile, pour des personnes qui ne cherchent qu’une protection temporaire chez nous.

Vous légitimez l’inégalité juridique par l’efficacité?
Oui, parce que pour les Ukrainiens, il fallait une protection collective rapide et non un examen individuel. Si nous avions dû mener 60’000 procédures d’asile, le système se serait effondré.

C’est précisément ce que critique l’UDC: sans examiner les gens sur le plan individuel, ils ont accès au marché du travail, aux assurances sociales et aux caisses maladie.
L’éligibilité au statut S est vérifiée. Et cela n’a pas de sens de mener une procédure d’asile dans chaque cas, cela aurait été un énorme facteur de coûts. De plus, cela n’aurait pas été possible. Notre système d’asile est conçu pour environ 16’000 demandes par an, pas pour 60’000 ou plus. Encore une fois, le statut S ne vise qu’une protection temporaire.

En tant que ministre de la Justice, vous êtes devenue le visage de la Suisse humanitaire. En même temps, votre parti veut durcir les conditions d’accès à l’asile. Cela vous fait-il mal?
Je ne ressens pas ces propositions comme un durcissement, mais comme un soutien au Conseil fédéral, au Parlement et au peuple. En 2016, une majorité a approuvé la nouvelle loi sur l’asile et les procédures accélérées. La population attend à juste titre que les procédures soient menées de manière efficace et que ceux qui ont besoin de protection en bénéficient. Mais elle attend aussi que les personnes qui doivent quitter la Suisse la quittent effectivement.

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