Une forte odeur d’urine et d’excréments agresse les narines des pendulaires, ce mardi en gare de Lausanne. Dans le sous-voie ouest, on presse le pas, on se bouche le nez, parfois, on n’a pas le temps de répondre aux questions d’un journaliste, souvent. Les miennes. Il est presque 9h ce 24 janvier, il fait -3°C. John Kariithi fait le ménage. «C’est comme ça depuis le début des travaux (ndlr: en été 2021), soupire cet employé de la Ville de Lausanne. Il y a de la pisse, du caca, c’est dégueulasse.»
D’où vient le problème? Qu’est-ce qui a changé avec le début du chantier de rénovation — actuellement au point mort et qui ne redémarrera pas avant la fin de cette année, les CFF ayant été renvoyés à leurs études par l’Office fédéral des transports? «En fait, il y a des gens qui passent la nuit ici, éclaircit John Kariithi, bien emmitouflé derrière son chariot. Les toilettes qui sont juste là sont payantes. Celles gratuites, de l’autre côté, ont été fermées. Donc les sans-abri font leurs besoins là-derrière.»
Le nettoyeur les connait. «Je leur parle souvent. Il y en a des gentils, il y en a des méchants. Ils dorment ici parce qu’ils en ont l’habitude. Ça leur va très bien. La plupart du temps, ils sont bourrés ou drogués, ils ne sentent heureusement pas le froid. Être ici, ça leur permet aussi de mendier. Certains gagnent 200 à 300 francs en une journée, c’est plus que moi! Et ils ne paient pas d’impôts!» Il rit.
«C’est très choquant»
À cette heure-ci, le ou les SDF ont déjà été invités à dégager par la police. Les jours où j’en ai été témoin, ces expulsions se sont faites dans le calme et la bienséance. Leur retour se fera dans la soirée, avec l’installation d’un lit de fortune.
Pour l’instant, voyageuses et voyageurs tracent leur route. Par vague. Je tente ma chance dans cette horde, au hasard, comme un saumon qui remonte le courant. Moïra Pitteloud vient de débarquer de Genève. Au premier abord, rien ne chiffonne vraiment cette réalisatrice de films. «C’est un sous-voie, quoi…» Une fois mise au parfum, sa position se durcit. «C’est très choquant qu’il n’y ait pas de toilettes gratuites. C’est honteux! Les établissements d’urgence sont pris d’assaut, il n’y a pas de place pour toutes les personnes sans-logis et les gares sont un endroit où elles peuvent se réfugier quand il fait froid. La moindre des choses serait qu’elles puissent avoir accès à des WC.» La trentenaire remarque qu’avant les travaux, il y avait des commerces et un petit bistrot italien, avec quelques tables, qui rendaient l’endroit plus convivial.
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Une femme plus âgée monte la rampe, direction la rue du Petit-Chêne, le McDonald’s ou le M2. «Je ne suis pas choquée. Vous savez, Lausanne a bien changé, malheureusement. Quand je suis dans le métro, je dois désormais tenir mon sac. Mais au moins, ici, on peut circuler. À Berne, c’est pire, il y a des escaliers.» Elle refusera de me donner son nom: elle n’est «pas très copine avec Blick».
Les CFF promettent de nettoyer
La puanteur, les gens à la rue qui y trouvent un toit… L’état de ce souterrain soulève bien des questions. Qui est responsable de son entretien? Comment est-ce possible que des individus doivent passer la nuit dehors alors que le thermomètre gèle? Est-ce un choix? Pourquoi n’y a-t-il plus de toilettes gratuites dans le plus important carrefour ferroviaire de Suisse romande, où 130’000 personnes se croisent chaque jour?
Quelles mesures les CFF et la Ville comptent-ils prendre pour remédier à cette situation? Les autorités communales et les CFF considèrent-ils cette situation acceptable? Sont-ils conscients de l’image renvoyée aux touristes arrivant dans la capitale olympique comme aux personnes qui l’empruntent régulièrement?
Commençons par le début. L’emplacement est de la responsabilité de la commune, répondent d’entrée les CFF, le 24 janvier. L’ex-régie fédérale ne prend pas position sur le fond, mais souligne avoir agi: «D’une part en prenant l’initiative de nettoyer le passage en question rapidement, d’autre part en abordant cette problématique avec la Ville de Lausanne ces derniers jours», écrit Jean-Philippe Schmidt, porte-parole, dans un courriel adressé à Blick ce 24 janvier dans l’après-midi. Une nouvelle réunion devrait avoir lieu «prochainement».
Concernant les WC, propriété de l’entreprise de transports, ceux-ci sont payants depuis «une vingtaine d’années», appuie-t-il. Et fermés à partir de 22h. Et le communicant de préciser: «La grande majorité des toilettes exploitées par les CFF sont gratuites: elles sont dans les trains et font partie du service proposé et compris dans le prix du billet. Dans les gares, qui sont ouvertes à toutes et tous, le prix demandé sert à couvrir (partiellement) les coûts d’exploitation des toilettes.» Celles gratuites, condamnées après le début des travaux, qui étaient sises de l’autre côté de la gare, étaient donc aux mains des autorités locales, selon lui. Elles n’ont pas été remplacées.
La Ville nettoie aussi
La version des autorités lausannoises diffère un brin. En période de travaux, «le droit d’usage de domaine public» a été transféré aux Chemins de fer, affirme Amélie Nappey-Barrail, responsable du bureau de communication de la Ville, dans un mail daté du 26 janvier. Conséquence: «L’entier des sous-voies est passé sous la responsabilité des CFF, tant en termes de sécurité que d’entretien et de nettoyage. Toutefois, sensible au maintien de la propreté sur son territoire et en bonne intelligence avec les CFF, la Ville poursuit ses prestations de nettoyage. Nos équipes — une centaine de collaboratrices et collaborateurs pour l’ensemble du territoire — nettoient ces passages tous les jours, y compris le week-end. Entre chaque passage, nous sommes malheureusement tributaires du comportement des usagères et des usagers.»
Quid des dormeurs? «L’Equipe mobile d’urgences sociales d’Unisanté (EMUS), qui fait des tournées chaque nuit, est en lien avec les personnes se trouvant dans la rue, dont les personnes présentes à la gare, confie la porte-parole. Dans le cas présent, les personnes concernées ont été approchées, leur situation sanitaire évaluée, mais elles ne souhaitent pas rejoindre le dispositif d’hébergement en place.» Dispositif augmenté de 50 lits depuis le 18 janvier en raison du «grand froid». Sur les 300 places, 20 à 30 sont inoccupées chaque nuit, calcule-t-elle.
La présence de vagabonds assoupis à cet endroit «suscite un certain nombre de plaintes des usagères et usagers», glisse encore Amélie Nappey-Barrail. Résultat, les forces de l’ordre, après s’être enquises de leur état de santé et de leurs besoins, les convient «à quitter les lieux et à rejoindre les infrastructures adaptées s’ils le désirent».
Qui sont-ils? Comment vivent-ils la rue? L’absence de toilettes publiques gratuites? Le froid? La solitude? Le regard des autres? Pourquoi ne dorment-ils pas au Répit ou au Sleep-In? Dans un prochain épisode, je vous raconterai ma rencontre avec un «locataire» du coin, son histoire, son «attentat terroriste» sur un arbre nyonnais presque bicentenaire en 1987, ses rires, ses pleurs, ses angoisses, sa philosophie.
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