«Dans leur QG de fortune, il y avait une sorte d’arrière-salle cachée. Entre drapeaux et vieux objets trônaient des sabres de cérémonie, qu’ils utilisent pour la remise des diplômes de leurs membres. Mais aussi pour des combats occasionnels et des rites d’initiation.» C’était il y a six ans. À l’époque des faits, Louis* est étudiant en droit à l’université de Fribourg. Comme tous ses camarades de faculté, il baigne dans un monde où les sociétés d’étudiants sont bien connues. Certaines de leurs pratiques, en revanche, sont soigneusement dissimulées. Et les bouches scellées par la loi du silence.
«C’est un signe d’appartenance»
Réservée aux hommes, la société d’étudiants fribourgeoise Neu-Romania s’adonnerait occasionnellement, à l’abri des regards, au combat à l’épée. Y compris lorsqu’il s’agit de bizuter les nouveaux membres. En effet, bien qu’interdit dans ses statuts, selon Louis, le duel ferait encore partie des charriages. Un rite de passage qui marque à vie: «Si tu es blessé, tu dois faire en sorte que la cicatrice reste visible durablement, en mettant du sel dessus par exemple. C’est un signe d’appartenance, de fierté. Je crois que c’est leur pratique la plus hard. Pour le reste, de ce que j’ai entendu, c’est plutôt nager nu dans une fontaine, courir nu dans la neige, etc… Dans tous les cas, le bizutage, c’est soit ridicule, soit un peu risqué, au mieux un peu des deux.»
«Pour moi, tout a commencé lorsqu’un type de Neu-Romania avec qui je faisais du sport m’a proposé de venir essayer une fois. Je savais qu’en tant qu’invité, dans ces sociétés, tu es toujours très bien traité. L'alcool est gratuit, tout le monde est très gentil.» À l’Université de Fribourg, beaucoup de monde semble avoir entendu beaucoup de choses sur ces duels. Mais ce ne sont que des bruits de couloir, des rumeurs. Et pour cause, la pratique est illicite. Olivier Meuwly, auteur d’un ouvrage sur l’histoire des sociétés d’étudiants à Lausanne, précise: «La Neu-Romania est une société catholique, membre de la SES (Société des étudiants suisses, qui regroupe les sociétés catholiques). Et les statuts de la SES sont formels: le duel est interdit, sous peine d’exclusion.» Donc, s’il y a des combats à Neu-Romania, c’est en tapinois.
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«Ça aurait pu mal finir»
«C’était dans un restaurant à Fribourg, vers Beauregard. Au début tout allait bien, c’était sympa. Tout à coup, il y en a deux qui ont commencé à parler de combats à l’épée. Il y avait pas mal d’alcool, et quelques personnalités vantardes. Au bout d’un moment, il y en a un qui m’a demandé si j'avais déjà entendu parler de ces duels. En réalité, à Fribourg, en droit du moins, tout le monde a déjà entendu parler de ça. Même si officiellement c’est interdit», affirme Louis, dont le témoignage n’a pas été facile à recueillir. Sollicité par plusieurs sociétés étudiantes pendant son Bachelor, le jeune homme a toujours refusé d’en intégrer une officiellement. Trop d’engagements, trop de solennités. N’étant pas lié par des vœux ou des serments - usuels dans ces structures - il a accepté de parler. Mais il connaît la loi de l’omerta et craint tout de même que son témoignage lui vaille des représailles.
Bien que n’ayant pas l’intention d’intégrer Neu-Romania, Louis n’a pas résisté à l’appel de la lame. Dans l’arrière-salle du QG, les rapières de cérémonie sont à portée de main et les esprits s’échauffent peu à peu. On lui propose de tenter l’expérience. «Nous étions assez alcoolisés. Il y en avait un qui avait un peu une grande gueule et mon ego a pris le dessus. Je lui ai dit que ça ne me dérangerait pas d’essayer, tant qu’on restait tranquilles. L’idée de base n’était pas de se blesser. C’était plutôt censé être ce qu’on appelle un match d’entraînement. Donc on prend les épées. On se met en garde, on commence à croiser le fer. Au départ, c’est assez amical. Je cache un peu mon jeu. Lui, il fait n’importe quoi. Des mouvements dans le vent, il mouline tout, il vise tout sauf moi. Mais ça reste un combat. L’adrénaline, l’ego et la testostérone nous montent à la tête. Il y a cette petite étincelle, ce moment de bascule: d’un coup, on ne rigole plus. On se chauffe vraiment. Je le blesse au torse, il y a du sang, mais rien de dramatique. Puis les autres nous somment d’arrêter.» Avec le recul, Louis a-t-il des regrets? «Il faut être honnête: c’était une bataille de bite. C’était inutile et dangereux. On n’avait aucune protection, ça aurait pu très mal finir!»
Pour les besoins de son enquête, Blick est entré en contact avec deux autres personnes qui confirment le témoignage de Louis et affirment avoir connaissance de ces pratiques contraires aux statuts de Neu-Romania. De son côté, la société d’étudiants que nous avons contactée nie avec véhémence avoir jamais pratiqué ou autorisé ce genre de duels.
Petit lexique non-exhaustif pour s’y retrouver.
Le sautoir: Souvent tricolore, il est le signe extérieur d’appartenance par définition. Chaque société a ses couleurs de sautoir.
Fuchs: Étudiants des premiers semestres. Les modalités de passage de Fuchs à Burschen sont propres à chaque société.
Burschen: Étudiants avancés ou vieux membres, l’adhésion étant à vie.
Le vulgo: Surnom donné à chaque sociétaire. Il doit refléter sa personnalité et ses activités.
La Mensur: Combat sportif ou duel d’honneur à l’épée. Traditionnellement pratiquée par la majorité des sociétés outre-Sarine, elle est aujourd’hui plus rare mais n’a pas disparu pour autant.
Petit lexique non-exhaustif pour s’y retrouver.
Le sautoir: Souvent tricolore, il est le signe extérieur d’appartenance par définition. Chaque société a ses couleurs de sautoir.
Fuchs: Étudiants des premiers semestres. Les modalités de passage de Fuchs à Burschen sont propres à chaque société.
Burschen: Étudiants avancés ou vieux membres, l’adhésion étant à vie.
Le vulgo: Surnom donné à chaque sociétaire. Il doit refléter sa personnalité et ses activités.
La Mensur: Combat sportif ou duel d’honneur à l’épée. Traditionnellement pratiquée par la majorité des sociétés outre-Sarine, elle est aujourd’hui plus rare mais n’a pas disparu pour autant.
La Mensur, une activité réglementée
Une version officielle et institutionnalisée de ce qu’a vécu Louis existe. Mais seulement dans les sociétés dites combattantes, répertoriées comme telles et regroupées dans le Schweizerischer Waffenring (SWR), l’organe central qui organise et réglemente les Mensurs. «Le combat à l’épée était encore assez fréquent dans mon temps, confie l’avocat genevois Charles Poncet. Je me rappelle d’un fuchs major d’Helvetia, un homme avec des cicatrices partout. Il disait: si tu es dans le hall de l’Uni et qu’il y en a un qui se fout de toi, tu enlèves les couleurs. Tu lui casses la gueule. Tu remets les couleurs.»
«De nos jours, la Mensur est encore très répandue en Allemagne de l’ouest et en Autriche, un peu moins en suisse alémanique», souligne Olivier Meuwly, lui-même membre d’une société. La SWR compte aujourd’hui onze sociétés membres, toutes alémaniques. En Suisse romande, aucune société combattante n’existe officiellement. Ce qui n’empêche pas certains - à l’image de Neu-Romania - de jouer des lames à huis clos.
Olivier Meuwly a pris part à une véritable Mensur en Allemagne, dans sa jeunesse. Les sociétés étudiantes étant de tradition germanique, le rituel est exactement le même qu’en terre helvète. Il raconte: «Je faisais déjà partie d’Helvetia en Suisse, je ne pouvais donc pas devenir membre de cette société allemande, mais j’y ai été accueilli, entraîné et équipé. Les duels d’honneur étaient - et sont encore plus aujourd’hui - très rares. Ce qui se pratique couramment, et ce que j’ai pratiqué moi-même, c’est la Bestimmungsmensur (ou jauge de détermination, traditionnellement censée éprouver le courage et la capacité à surmonter la peur des participants), qui se rapproche plus de la joute sportive. Les adversaires doivent être du même acabit. Le corps est protégé, seule la moitié gauche du visage et le crâne sont offerts aux coups de l’adversaire. En moyenne, il y a vingt manches de quatre coups, et un programme de coups à réaliser. Un mètre de distance sépare les adversaires immobilisés: il n’y a que le bras armé qui bouge. Puis chacun exécute sa chorégraphie, si je puis dire. Il est impossible d’adapter ses coups au fur et à mesure du combat, en fonction de ce que fait l’autre. Il faut partir du principe que l’adversaire va attaquer vite et fort, et espérer une erreur de sa part.»
Dans le cas des duels sportifs, les blessures graves sont rares, mais «cela peut arriver, par en bas sur la joue, par exemple. Ou sur le crâne. Dans tous les cas, il y a souvent du sang qui coule. Les coups sont tout de même forts: à la moindre inattention, cela peut faire très mal.»
«Des pratiques sauvages et illicites»
Si la Mensur est une pratique autorisée et réglementée, ses adeptes cultivent volontiers le mystère qui l’entoure. Interrogés quant aux combats clandestins des fribourgeois, des membres alémaniques d’Helvetia, société SWR officiellement combattante, s’indignent. Mais refusent de témoigner directement. Pourquoi un tel silence? Une source ayant pratiqué la Mensur en Suisse alémanique souligne la peur de l’amalgame, confirmant ainsi l’existence de plus d’un cas de duel clandestin: «Les sociétés combattantes ont eu des mauvaises expériences de communication sur ce thème par le passé. Elles ont été vivement critiquées via des articles de presse et même par certains partis politiques. La Mensur est souvent mal comprise, on l’amalgame volontiers à des pratiques sauvages et illicites, comme dans le cas de Neu-Romania. Les sociétés combattantes ne veulent plus que l’une de leurs plus vieilles traditions soit détournée. Ni qu’elle devienne un sujet de vantardise.»
*Le nom a été modifié
1. Pistons, discriminations, bizutages: notre enquête sur les sociétés d'étudiants
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