Nées au 19e siècle, les sociétés d’étudiants ont précédé de peu la construction de l'État fédéral Suisse. Certaines y auraient même joué un rôle important. Comment?
Marc Aberle: Le 19e siècle est l’ère des sociétés, des associations de façon générale. On crée de nouvelles formes de sociabilité. Avant la fin du 19e, il n’y a pas de partis tels que nous les connaissons aujourd’hui. Les sociétés d’étudiants sont donc des partis politiques avant l’heure, des espaces où l’on peut échanger, faire circuler des idées. Ces structures sont d’abord nées en Allemagne vers 1815, sous l’impulsion du sentiment national et en réaction à l’occupation napoléonienne. Puis le modèle arrive en Suisse.
Elles étaient donc, dès l’origine, étroitement liées au monde politique?
En effet, à leur création, les sociétés d’étudiants défendent toutes des idéaux libéraux, comme le suffrage censitaire (le système politique où le droit de vote est réservé aux individus masculins qui ont les moyens de s'acquitter d'un impôt) et des idéaux patriotiques, c’est-à-dire œuvrer pour l’unité du pays. À cette époque, ce sont des groupes que l’on situe plutôt à gauche sur l’échiquier politique, certains professant même des idées démocratiques telles que le suffrage universel. Ces jeunes gens croient en la modernité, en une société nouvelle. Plus tard, des sociétés conservatrices seront créées en réponse. Mais il faut noter que toutes sont traditionnellement d’obédience libérale. Concrètement, l’on veut respecter les idéaux de la révolution sans pour autant verser dans le radicalisme. Les bases des idées du PLR ont notamment été établies par des membres de ces sociétés. Tout comme la plupart des créateurs de l'État fédéral de 1848 étaient sociétaires.
Et sur le plan culturel? Ont-elles joué un rôle lors de l’élaboration du récit national, de l’identité Suisse?
L’ancienne Confédération, avant 1848, est justement une confédération de différents États, qui ont certes une diète commune, mais dont les alliances sont un peu chaotiques. Le but de certaines de ces sociétés, c’est effectivement de créer un sentiment qui dépasse les différences cantonales et les divergences confessionnelles. C’est le moment où l’on veut créer un sentiment d’appartenance helvétique: on remet notamment au goût du jour les origines antiques des Helvètes. Les sociétés d’étudiants vont évidemment faire circuler ces récits nationaux.
Et qu’en est-il aujourd’hui: ces sociétés sont-elles encore utiles et garantes de traditions, ou au contraire obsolètes?
Elles sont de fait très ritualisées depuis leur création, mais il faut garder en tête que tout l’était au 19e siècle. Et ce ne sont pas tellement les sociétés elles-mêmes qui ont volontairement mis en place des traditions secrètes et obscures. Ce sont plutôt les autres, de l’extérieur, qui ont désigné ces pratiques comme telles. Aujourd’hui, les sociétés sont toujours prisonnières de cette image. Dans notre monde actuel, déritualisé ou ritualisé différemment - TikTok est aussi un rituel - ces vieilles traditions nous paraissent étranges, obsolètes. Mais je pense que les sociétés d’étudiants ont toujours leur place aujourd’hui.
Et quelle est cette place, selon vous?
Toute forme d’association ou de société qui crée du lien, dans un pays comme la Suisse, est utile. Car nous sommes un État fragmenté par définition. Mais si elles sont encore pertinentes, elles ont certes une introspection à faire en vue de se moderniser, les associations et les sociétés en tout genre étant des reflets de notre société. S’il ne faut pas tout jeter, il ne faut pas forcément tout garder.
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5. Marc Aberle: «Les sociétés d’étudiants sont des partis politiques avant l’heure»
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