Certaines études scientifiques sur le complotisme montre un lien entre ces croyances et les croyances religieuses, mais d'autres non. Il se pourrait que ce lien soit indirect, du fait que la recherche montre des liens plus forts entre croyances paranormales (miracles, télépathie, fantômes, etc.) et croyances aux théories du complot, et croyances paranormales et religion.
Mais dans certains cas de complotisme extrême, il ne fait aucun doute que la comparaison entre complotisme et sectes religieuses fait sens: le fait que les croyant·es se disent «éveillé·es», «dans la Lumière», contre le «troupeau de moutons» qui «vit dans l'obscurité», est un exemple de vocabulaire de type religieux. De même, le parcours vers le complotisme consiste comme pour toute croyance extrême en une radicalisation de la pensée, qui peut briser les liens sociaux avec l'extérieur de la communauté (conflits et ruptures avec la famille et les ami·es). Une étude que nous avons menée avec des collègues suisses et français a montré des liens forts entre pensée téléologique (voir des buts à l'œuvre dans le monde et la nature), pensée complotiste et créationniste.
Complotisme et prophéties
Un autre lien peut être fait entre le complotisme et les sectes religieuses: les prophéties messianiques. En 1956, les trois psychologues sociaux Leon Festinger, Henry Riecken et Stanley Schachter ont publié l'un des plus étonnants livres de psychologie sociale intitulé «L'échec d'une prophétie» («When prophecy fails»; un autre livre du même genre très original en psychologie sociale est celui de Milton Rokeach, qui a provoqué et décrit la réunion de trois malades mentaux qui se prenaient tous les trois pour le Christ dans «Les 3 Christs d'Ypsilanti», afin d'observer leurs réactions!).
Lors de l'année 1954, leur équipe de recherche s'est infiltrée dans une secte religieuse mêlant extra-terrestres et religion chrétienne, qui prédisait pour le 21 décembre de la même année la fin du monde par un Déluge biblique. Les seuls membres de la secte devaient être sauvés en se faisant emporter par un vaisseau extra-terrestre. Avant cette date, les chercheuses et chercheurs ont décrit le comportement des membres de la secte comme des «conspirateurs jaloux», qui gardaient leur secret et ne voulaient pas trop l'ébruiter dans le grand public et dans les médias. Pendant des mois, les membres de la secte se préparent à cette supposée fin du monde en coupant définitivement les ponts avec leurs familles et amis, et au soir du 21 décembre, ils sont prêts et ont enlevé tout trace de métal dans leurs habits (le métal étant comme chacun·e sait dangereux pour les extra-terrestre), en remplaçant donc leurs boucles de ceintures par des cordelettes. Minuit sonne, et rien ne se passe – dans le cas contraire, nous ne serions pas ici pour en parler… Les adhérent·es les plus récent·es quittent la secte en ayant la (bonne) impression de s'être fait gruger, mais la plupart des adeptes restent et gardent espoir. Vers 4h du matin, la Gourou Mme Keech se met à pleurer de désespoir, mais soudain elle reçoit un message de l'au-delà, qui lui apporte l'explication: les prières du petit groupe ont tellement attiré la lumière qu'elles ont sauvé le monde de la destruction totale! Forts de cette explication, dès le lendemain, le comportement des adeptes change du tout au tout: de conspirateurs jaloux, ils se muent en prosélytes zélés. Alors qu'ils évitaient le public et les journalistes, ils se mettent à contacter le plus de monde possible, les journaux et les médias pour annoncer au monde leur Bonne Nouvelle.
Dissonance cognitive
Festinger et ses collègues expliquent ce comportement paradoxal au moyen de la dissonance cognitive. C'est un état psychologique que l'on ressent quand deux pensées, opinions, comportements ne sont pas en adéquation (par exemple un·e fumeur·euse qui fume tout en sachant pertinemment que ce n'est pas bon pour la santé). Selon la théorie, nous cherchons par tous les moyens à diminuer cette sensation inconfortable (par exemple en arrêtant de fumer, en se persuadant qu'on va arrêter plus tard, que le tabac n'est pas si mauvais, etc.). Dans le cas des adeptes de la secte, la façon la plus simple de réduire l'énorme dissonance cognitive provoquée par la fin du monde qui n'a pas eu lieu serait bien évidemment de quitter la secte, mais cela est comme pour tout départ d'une secte très difficile psychologiquement et socialement: il faut admettre que l'on a été stupide pendant des mois ou des années, influençable et manipulable, et il faut quitter le seul groupe social qui nous reste. C'est pour ces raisons que les personnes qui peuvent s'échapper des griffes des sectes sont rares… Une autre façon de réduire cette dissonance est d'essayer de convaincre un maximum de gens de partager la nouvelle croyance de la secte, comme quoi ses membres ont sauvé le monde. En vertu du principe de la preuve sociale, nous avons toutes et tous l'impression que le plus de gens partagent une idée, et plus elle est vraie. Si vous voyez deux personnes regarder fixement un point sur un toit, vous n'allez peut-être pas vous arrêter et regarder. Mais si ce sont quinze personne qui regardent, vous allez presque à coup sûr vous arrêter et regarder ce qu'ils et elles regardent. Ainsi, un augmentation du nombre de membres de la secte donnerait à penser que les membres actuels ont raison, et diminuerait leur dissonance cognitive causée par la prophétie qui a échoué.
À l'opposé de toute méthode scientifique
Un aspect fascinant de cette anecdote est qu'elle illustre le fait que la méthode des croyances est diamétralement opposée à la méthode scientifique. Si un modèle prédit un événement ou qui ne se passe pas, ou des résultats opposés, les scientifiques auront tendance – même si parfois c'est aussi un peu difficile, les scientifiques sont après tout des êtres humains comme les autres – à revoir leur modèle et leur théorie de fond en comble. Les croyant·es vont au contraire tout faire pour conserver leur croyance contre vents et marées, alors que les scientifiques ont adopté un système social et cognitif qui peut les obliger à abandonner leurs croyances (sous les coups de boutoir conjugués des données empiriques discordantes et des collègues scientifiques en éventuel désaccord).
L'une de mes découvertes passionnantes lors de ces deux dernières années a été d'observer en direct, en 2020 et 2021, le même phénomène que celui décrit par Festinger et collègues, qui date tout de même de plus d'un demi-siècle. En automne 2020, une amie me tague sur Facebook parce que l'une de ses connaissances lui parle de complots. Quand elle écrit mon nom, notre complotiste valaisan QAnon lui répond: «Wagner-Egger, le collabo de la RTS ?». Le ton est donné, et nous échangeons quelques messages néanmoins polis. Il me dit que cela fait 20 ans qu'il est «dans les complots», et qu'il sait la vérité. Très sûr de lui, il me propose un pari de 1000 euros (?): avant fin 2024 (?), Bill Gates, Barack Obama, les Clinton et Georges Soros seront en prison pour Haute trahison (ou pédophilie). Comme je critique les croyances conspirationnistes, mais qu'elles ont quand même pour certaines une très faible probabilité d'être vraies – il y a effectivement des vrais complots, mais qui sont découverts non pas par des complotistes mais par des enquêteurs et enquêtrices professionnel·les ; cf. mes chroniques précédentes –, je me dis que je peux assumer mon point de vue critique, et tenir le pari. Quelques jours avant le 3 novembre et les élections aux USA, cet individu m'écrit que je vais bientôt tomber de ma chaise et devoir changer le contenu de mes cours. Il est certain que Trump et Q (ce soi-disant lanceur d'alerte anonyme de l'administration qui envoie des messages sur Internet dénonçant des soi-disant complots) vont apporter devant les tribunaux les preuves de fraudes massives de la part des démocrates. Même si je sais bien par habitude que les complotistes ont presque toujours tort – même s'ils et elles pensent avoir presque toujours raison – le doute s'installe que peut-être, des informations capitales nous sont cachées et ne sont visibles que sur les sites de «réinformation». Mais la prédiction ne se réalise pas, et quelques jours plus tard, je demande une explication. Plutôt que de modérer ses certitudes, mon complotiste me dit plusieurs fois de suite qu' à la prochaine échéance de l'élection (le 14 décembre, les 6 et 20 janvier), «tout va sortir». Les prédictions suivantes sont tout aussi ratées, et début janvier 2021, quelle n'est pas ma surprise en entendant mon Qanon, au lieu de se taire et de se cacher, me dire de préparer mon paiement pour le lendemain, que notre pari sera gagné par lui bien avant son terme de fin 2024. Je lui rappelle ses prédictions ratées, mais lui n'en démord pas et semble plus convaincu que jamais. Il ne change pas d'avis malgré les événements du 6 janvier, et le 19 janvier au soir de la cérémonie, je le vois sur son mur écrire que demain tout va être révélé, que Trump et Q vont intervenir avec l'armée pour emprisonner les démocrates ; il attend ce moment depuis 20 ans, écrit qu'il «pleure sur son clavier», que nos péchés seront pardonnés, et que l'humanité pourra à nouveau vivre dans l'amour et la paix. Pendant la cérémonie d'investiture, je lis un dernier message de sa part, avant de le bloquer, disant qu'il voit très bien que les images de la cérémonie sont truquées (il a travaillé dans l'audiovisuel) et que l'armée est en train d'emprisonner les démocrates. Sur sa chaîne Youtube, un leader QAnon valaisan, Leonardo – sans doute le maître à penser de mon interlocuteur –, voit en direct des internautes lui reprocher, fâché·es, de s'être moqué d'elles et eux (comme les personnes qui ont quitté la secte de Mme Keech), mais lui leur répond que depuis 20 ans qu'il est complotiste, il a eu de nombreuses désillusions, qu'il faut garder la foi et l'espoir dans le futur, que tout cela arrivera un jour. Il affirme également dans une précédente vidéo qu'il a commencé par être suivi par quelques personnes il y a 20 ans, mais qu'aujourd'hui, comme ils et elles sont 10'000 à le suivre, cela prouve qu'il a raison ; une illustration de la fausse preuve sociale.
L'épreuve de la réalité
Quelques mois passent, et en avril 2021, certaines de mes connaissances Facebook devenu·es coronasceptiques m'annoncent que dans quelques semaines, des procès COVID vont débuter, et que ce gigantesque complot à échelle planétaire va être enfin divulgué au grand jour. C'est l'avocat allemand Reiner Fuellmich qui va mener les poursuites, et cette nouvelle m'impressionne à nouveau un peu, car même si je prends les informations des sites alternatifs avec moins de prudence que quelques mois auparavant, cet avocat a mené les procès gagnés contre Volkswagen. Néanmoins, les vidéos où je l'entends parler de la pandémie me font douter de sa santé mentale, et de ses annonces de procès qui vont se répéter sans jamais se réaliser… Au passage, j'applaudis d'ailleurs le principe d'un procès, puisque c'est un exemple de «science du complot», dans lequel on doit prouver ses allégations, et pas seulement diffuser des croyances sur Internet (ce que j'appelle la «religion du complot» ; cf. chroniques précédentes). Rien ne se passe, mais ma connaissance me redit à une dizaine d'occasions en 2021 et 2022 que ces prochains jours/semaines/mois, tout va sortir parce que tout se passe «en coulisse», dont les mé(r)dias traditionnels ne disent rien. Je reviens chaque fois en faisant une liste de la dizaine d'annonces non réalisées, et lui demande si cela n'entame pas sa «foi». Il me répond que l'affaire Sarkozy a mis 20 ans à sortir, et que donc il faut attendre des années, que la Vérité (et donc la Lumière) va sortir un jour. Finalement, il y a quelques semaines, Fuellmich fait un simulacre procès sur une table dans son jardin, n'ayant pu produire aucun élément qui puisse donner lieu à un commencement d'enquête dans le moindre tribunal. Mais cela est pris comme une victoire pour les coronasceptiques.
On le voit, le complotisme qui se heurte à l'épreuve de la réalité trouve dans les prophéties messianiques un échappatoire à l'infirmation, comme les prières de la secte américaine de 1954. L'espoir d'un jour meilleur, de l'arrivée d'un ou plusieurs Messies, permet de mieux supporter les difficultés de la vie actuelle. Comme le disait l'écrivain G.‐K. Chesterton souvent cité par Umberto Eco: «Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout».