Celles et ceux qui comme moi ont parfois maille à partir avec les complotistes sur internet ont sans doute remarqué chez eux une caractéristique des plus irritantes: la tendance à la projection.
Je précise que ce terme de «complotiste» peut aller d’une croyance légère à une idéologie fanatique, mais que toute forme de complotisme même légère comporte un aspect irrationnel, puisqu’on peut définir les théories du complot comme de graves accusations sans preuves suffisantes.
Une seule recherche scientifique a suggéré cette tendance à la projection. En 2011, Karen Douglas et Robbie Sutton, deux spécialistes anglais des croyances aux théories du complot, ont montré que plus les étudiant·es jugeaient qu’ils ou elles participeraient à 17 différents complots, et plus ils croyaient à l’existence de ces mêmes complots.
Par exemple, on leur posait la question «L’attaque sur les tours jumelles n’était pas un acte terroriste, mais une conspiration du gouvernement», ainsi que «Si vous étiez à la place du gouvernement, auriez-vous ordonné l’attaque des tours jumelles?». Les résultats ont montré que plus les gens étaient d’accord avec l’une de ces propositions, et plus ils ou elles étaient d’accord avec l’autre.
Des liens avec le machiavélisme
Les croyances aux théories du complot et la projection dans le complot étaient en outre liées au machiavélisme, un trait psychologique défini comme la volonté d’exploiter les autres dans un but de profit personnel (se mesurant par l’accord avec des affirmations comme: «Il ne faut jamais dire aux gens la vraie raison pour laquelle vous avez fait quelque chose à moins que ce soit utile de le faire»).
Dans une deuxième étude, les mêmes autrice et auteur ont montré que le fait de demander aux gens de se rappeler et décrire brièvement par écrit un acte moral (une fois où elles et ils ont aidé quelqu’un·e d’autre) avait pour tendance de diminuer à la fois les croyances conspirationnistes et la tendance à vouloir participer à des complots.
Projection d’un univers mental négatif
Cette étude indique que les croyances aux théories du complot pourraient en partie s’expliquer par un mécanisme de projection d’un univers mental personnel négatif, une vision du monde et des autres comme fondamentalement dangereux, dont il faut se méfier (il y a bien entendu de nombreux autres facteurs qui poussent à y croire).
Certaines recherches montrent en outre que le complotisme est lié à la tendance à se méfier des autres gens et à leur prêter des intentions malveillantes (ce qu’on nomme sentiments paranoïdes), et même à un attachement insécure depuis l’enfance. Ainsi, il paraît plausible que ces personnes projettent sur le monde, et en particulier les dirigeant·es politiques, économiques, scientifiques et médiatiques ou certaines minorités honnies, leur propre vision du monde négative et cynique, probablement acquise pendant l’enfance.
Douglas et Sutton précisent que ce mécanisme de projection n’est pas à considérer au sens freudien du terme — Freud ayant proposé pour la première fois l’existence d’un tel «mécanisme de défense», projetant sur les autres des désirs et motivations inavouées à soi-même —, mais plutôt en un sens plus moderne qui voit la projection comme un moyen de donner du sens à l’environnement social quand les informations manquent. De la sorte, les gens imaginent par la projection ce que les autres auraient pu faire, le «j’aurais pu le faire» vient rendre possible le «Ils l’ont fait».
Science et religion du complot
A un niveau moins scientifique, j’ai pu assez nettement au fil des années, et évidemment de façon plus prononcée pendant la pandémie, observer un semblable mécanisme de projection dans mes interactions virtuelles avec des personnes complotistes. Tout d’abord, certains tenants de la théorie du complot du 11-Septembre, quand je les interrogeais sur ce que j’ai appelé leur «asymétrie cognitive» (parfois «hémiplégie cognitive», et je pourrais aller sans doute dans certains cas jusqu’à «schizophrénie cognitive», entre un scepticisme radical et paranoïaque envers les versions officielles qui cacheraient toutes des mensonges et des manipulations, et une foi religieuse absolue dans la «vérité» des sources alternatives, des «fake news» et des théories du complot), m’ont renvoyé dos à dos, en m’attribuant une foi religieuse envers les versions officielles et un doute radical envers toute critique du système.
C’est sans doute d’ailleurs en réaction à cela que j’ai au fil du temps insisté de plus en plus sur la différence entre ce que j’ai appelé science du complot (enquêtes professionnelles à la recherche de preuves directes du complot validées devant un tribunal) et religion du complot (croyances à des complots sans preuves suffisantes), ainsi qu’en développant l’argument du rasoir d’Ockham contre les théories du complot, ce qui invalide ce renversement complotiste.
Inversion du fardeau de la preuve
Un autre exemple de cette projection «en miroir» en quelque sorte, est celui de ce qu’on appelle l’inversion du fardeau de la preuve: les complotistes notamment du 11 septembre, mais aussi les platistes, les vaccinosceptiques, etc., nous demandent parfois de «prouver» la version officielle, tout comme nous pouvons à juste titre leur demander quelles sont les preuves de leur théorie. Cette inversion est assez habile, puisque tout interlocuteur n’a pas lu l’entier du rapport officiel sur le 11-Septembre, ne connaît pas forcément comment les scientifiques en sont arrivés à prouver que la Terre était ronde, ou que les vaccins sont efficaces et sans grand danger.
Néanmoins, comme ces éléments existent, et que de plus les théories du complot sont des hypothèses plus complexes et/ou rares que les versions officielles (un attentat sous faux drapeau des services secrets par rapport à un accident, la mise au point et la diffusion d’une arme biologique par rapport à la transmission naturelle d’un virus, etc.), le fardeau de la preuve est en réalité bel et bien dans le camp des «challengers» des versions officielles.
On a pu encore mesurer cette projection «en miroir» un peu sur le mode infantile du «c’est celui qui dit qui y est», lorsque le «toutologue» — et donc «rienologue» — Idriss Aberkane a traité compulsivement ses détracteurs de «menteurs» lorsqu’ils ont démontré, preuves à l’appui, que celui-ci a menti de façon répétée sur son CV. Le même Idriss Aberkane sort également très rapidement l’accusation de racisme envers ses détracteurs, tout en recommandant de voter Marine Le Pen aux élections présidentielles françaises…
Les non-spécialistes insultent les scientifiques
Durant la pandémie, ou dans les échanges entre le charlatan soi-disant spécialiste des pyramides Jacques Grimault et les rationalistes de la chaîne Youtube «Tronche en Biais», on a pu voir de nombreux non spécialistes, non scientifiques, insulter des gens dont c’est pourtant le métier en les accusant de ne rien connaître au fonctionnement des sciences.
Les coronasceptiques considéraient la version officielle comme un dogme, comme une pensée unique que les «moutons» suivaient aveuglément, alors qu’elle était le résultat de la délibération majoritaire de nombreuses task forces et spécialistes universitaires de par le monde, alors qu’ils et elles ignoraient savamment dans le même temps le dogme et la pensée unique du complot, suivie par les moutons coronasceptiques. Ces derniers ont également qualifié les mesures sanitaires comme le résultat d’une psychose de masse ou de la paranoïa, sans voir qu’imaginer que la pandémie soit due à l’envie de milliardaires sanguinaires de réduire la population mondiale est d’un caractère autrement plus psychotique et paranoïaque.
On m’a accusé d’être un «collabo»
En ce qui me concerne, certains complotistes m’ont reproché, outre mon caractère non scientifique (alors que j’ai publié avec mes collègues dans des revues de biologie ou d’épidémiologie, entre autres), d’être obsessionnel parce que je répondais à une petite partie des posts quotidiens de certains complotistes, d’être arrogant quand je leur faisais remarquer qu’ils et elles n’avaient aucune qualification pour affirmer avec aplomb des arguments médicaux ou scientifiques, d’être agressif quand je répondais à des messages agressifs demandant la prison ou la mort de politicien·nes ou scientifiques, etc, etc.
Certain·es m’ont abondamment reproché d’être stupide ou ignorant, alors que de nombreuses études scientifiques montrent plutôt des déficits cognitifs chez les croyant·es aux théories du complot par rapport aux non-croyant·es. Last but not least, on m’a à quelques reprises accusé d’être un «collabo» du pouvoir (ou de la Radio Télévision Suisse!), un «kapo nazi» de la pensée, alors qu’il ne fait que peu de doutes à la lecture de «Mein Kampf» qu’Hitler et les nazis étaient en quelque sorte, comme tout mouvement d’extrême droite, des fanatiques de complotisme (complot judéo-bolchévique mondial, complot cosmopolite contre la race aryenne, etc.).
De même, lorsqu’un complotiste a écrit un courrier électronique de dénonciation à mon encontre au Rectorat de mon université, demandant de me blâmer et de me faire taire, en fournissant des copies de certains de me messages sur des pages privées de Facebook (et en prenant soin d’enlever les insultes auxquelles je répondais), je n’ai que difficilement pu éviter la comparaison d’un tel comportement avec celui des véritables «collabos»…
Des mécanismes de miroir fascinants
Enfin, au niveau académique, certains philosophes adeptes des théories du complot — ils défendent l’idée que certaines théories du complot sont plus plausibles que d’autres, et qu’il faudrait les considérer individuellement, ce qui pose problème au vu de la méthode complotiste commune à toute et largement critiquable, — ont tenté de renverser l’image plutôt négative qui ressort de l’étude scientifique du complotisme, en proposant que les scientifiques qui étudient le complotisme souffriraient eux-mêmes de phobie du complotisme, et proposent d’étudier plutôt pourquoi les gens normaux ne croient pas aux théories du complot!
Ces mécanismes de projection et/ou de miroir sont assez fascinants, et renvoient d’ailleurs à deux sources littéraires du complotisme: le «Miroir d’Alice» de Lewis Carroll, et la scène des pilules bleue et rouge du film «The Matrix». Elles illustrent le fait que le complotisme serait une sorte d’entrée dans un monde inversé, où ce qui était caché devient visible. Voici le dialogue mythique du film, entre Neo et son guide Morpheus:
«Morpheus: Je vais te dire pourquoi tu es là. Tu es là parce que tu as un savoir. Un savoir que tu ne t’expliques pas mais qui t’habite. Un savoir que tu as ressenti toute ta vie. Tu sais que le monde ne tourne pas rond sans comprendre pourquoi, mais tu le sais. Comme un implant dans ton esprit. De quoi te rendre malade. C’est ce sentiment qui t’a amené jusqu’à̀ moi. Sais-tu exactement de quoi je parle?
Neo: De la Matrice…
Morpheus: Est-ce que tu veux également savoir ce qu’elle est?
Neo: Oui.
Morpheus: La Matrice est universelle, elle est omniprésente. Elle est avec nous ici, en ce moment même. Tu la vois chaque fois que tu regardes par la fenêtre ou lorsque tu allumes la télévision. Tu ressens sa présence quand tu pars au travail, quand tu vas à̀ l’église, ou quand tu paies tes factures. Elle est le Monde qu’on superpose à ton regard pour t’empêcher de voir la vérité.
Neo: Quelle vérité?
Morpheus: Le fait que tu es un esclave, Neo. Comme tous les autres, tu es né enchaîné. Le monde est une prison où il n’y a ni espoir, ni saveur, ni odeur. Une prison pour ton esprit. Et il faut que tu saches que malheureusement, si tu veux découvrir ce qu’est la Matrice, tu devras l’explorer toi‐même… C’est là̀ ta dernière chance. Tu ne pourras plus faire marche arrière. Choisis la pilule bleue et tout s’arrête, après tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge: tu restes au pays des merveilles et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre. N’oublie pas, je ne t’offre que la vérité, rien de plus.»