Ces derniers mois ont eu lieu quelques manifestations en Suisse à Berne et Genève contre l’OMS et les autres «organisations globalistes» dénoncées dans les discours (comme l’ONU), selon une théorie du complot qui d’après le politologue Pierre-André Taguieff prend ses racines déjà au XVIIe siècle avec le mythe du «complot juif international», auquel seront ajoutés les Francs-Maçons dans le mythe du «complot judéo-maçonnique» du XIXe siècle, les communistes dans le «complot judéo-bolchévique» au XXème siècle (P.-A. Taguieff, «L'imaginaire du complot mondial», Paris: Mille et une Nuits).
Alors que les complotistes qui dénoncent ce présumé complot mondialiste, parfois appelé «Nouvel Ordre Mondial», le voient comme la marque de la dictature et du fascisme (les populations n’auraient plus de pouvoir décisionnel), il est piquant de rappeler que le chantre de cette théorie du complot est le pire fasciste de l’histoire, à savoir Adolf Hitler lui-même. Dans son manifeste «Mein Kampf» («Mon combat») écrit en prison, il coche évidemment un grand nombre de cases du complotisme, dont celle du complot mondial:
«Mein Kampf», petit manuel du complotisme
1. La méfiance face à la presse: «J'en vins à me méfier de plus en plus de la grande presse.»
2. Le fait de considérer les dénégations comme une preuve du complot: «Les 'Protocoles des sages de Sion', que les juifs renient officiellement avec une telle violence, ont montré d’une façon incomparable combien l’existence de ce peuple repose sur un mensonge permanent. «Ce sont des faux», répète en gémissant la «Gazette de Francfort» et elle cherche à en persuader l’univers; c’est la meilleure preuve qu’ils sont authentiques.»
3. La haine violente et l’accusation de corruption de l’ensemble du monde politique: «Je haïssais au suprême degré tout ce tas de misérables vauriens de politiciens qui trompaient le peuple. Depuis longtemps, je voyais clairement que, dans toute cette coterie, il ne s'agissait point en réalité du bien de la nation, mais du remplissage de leurs poches vides. Et en les voyant maintenant prêts à sacrifier tout le peuple pour cela et, si besoin en était, à laisser périr l'Allemagne, je les considérais comme mûrs pour la corde.»
4. L’autoritarisme: «De même que la femme est peu touchée par des raisonnements abstraits, qu'elle éprouve une indéfinissable aspiration sentimentale pour une attitude entière et qu'elle se soumet au fort tandis qu'elle domine le faible, la masse préfère le maître au suppliant, et se sent plus rassurée par une doctrine qui n'en admet aucune autre près d'elle, que par une libérale tolérance. La tolérance lui donne un sentiment d'abandon; elle n'en a que faire. Qu'on exerce sur elle un impudent terrorisme intellectuel, qu'on dispose de sa liberté humaine: cela lui échappe complètement, et elles ne pressent rien de toute l'erreur de la doctrine. Elle ne voit que les manifestations extérieures voulues d'une forme déterminée et d'une brutalité auxquelles elle se soumet toujours.»
5. Le narcissisme (couplé avec des capacités réelles médiocres, résultant en le fameux biais cognitif de sur confiance): «Dès ma jeunesse, je me suis efforcé de bien lire et j'ai été heureusement servi par ma mémoire et mon intelligence.»
6. L’idée d’éveil: «Une grande époque s'ouvre devant nous. L'Allemagne est enfin réveillée.»
7. Le racisme et l’antisémitisme: «Le jeune Juif aux cheveux noirs épie, pendant des heures, le visage illuminé d'une joie satanique, la jeune fille inconsciente du danger qu'il souille de son sang et ravit ainsi au peuple dont elle sort. Par tous les moyens il cherche à ruiner les bases sur lesquelles repose la race du peuple qu'il veut subjuguer. De même qu'il corrompt systématiquement les femmes et les jeunes filles, il ne craint pas d'abattre dans de grandes proportions les barrières que le sang met entre les autres peuples. Ce furent et ce sont encore des Juifs qui ont amené le nègre sur le Rhin, toujours avec la même pensée secrète et le but évident: détruire, par l'abâtardissement résultant du métissage, cette race blanche qu'ils haïssent, la faire choir du haut niveau de civilisation et d'organisation politique auquel elle s'est élevée et devenir ses maîtres.»
8. L’inversion entre la vérité et le mensonge: «Encore une fois, un grand mensonge avait été arraché du cœur et du cerveau d'une masse comptant des milliers d'hommes, et une vérité était plantée à sa place.»
9. Le complot juif mondial: «Les choses se présentent moins bien en Angleterre. Dans ce pays de la «plus libre démocratie», le Juif exerce une dictature presque absolue par le détour de l'opinion publique. Et, pourtant, il se livre aussi dans ce pays un combat ininterrompu entre les représentants des intérêts de l'Etat anglais et les champions de la dictature mondiale exercée par les Juifs» ou encore: «Car lorsque le sionisme cherche à faire croire au reste du monde que la conscience nationale des Juifs trouverait satisfaction dans la création d'un Etat palestinien, les Juifs dupent encore une fois les sots goïmes de la façon la plus patente. Ils n'ont pas du tout l'intention d'édifier en Palestine un Etat juif pour aller s'y fixer; ils ont simplement en vue d'y établir l'organisation centrale de leur entreprise charlatanesque d'internationalisme universel.»
Cette théorie du complot mondialiste, avec l’antisémitisme qui lui est facilement accolé — le peuple juif a une longue histoire d’exil forcé, et de ce fait une importante diaspora dans le monde — est un excellent exemple du biais d’intentionnalité à l’œuvre dans les croyances conspirationnistes: le fait de voir des intentions humaines malveillantes dans une évolution normale ou naturelle. Les complotistes auront par exemple tendance à penser que la princesse Diana n’a pas été victime d’un accident de la route comme le veut la version officielle, mais d’un complot des services secrets dans le but de l’éliminer.
Mondialisation et montée des extrêmes
La mondialisation au sens large, définie comme l’«intensification de l'interdépendance entre les nations du monde, les activités et les systèmes politiques», a débuté selon les historiens au XVème siècle quand les Européens se sont mis à explorer et exploiter le monde, après Christophe Colomb et sa découverte des Amériques. Les causes de cette mondialisation sont d’abord le progrès technologique lié à la navigation, l’envie d’explorer ou l’appât du gain, voire l’obligation pour les hors-la-loi bannis de quitter leur pays. Les bateaux ont depuis cette époque permis de franchir les océans, et les avions encore plus rapidement et à grande échelle depuis la seconde moitié du XXème, surtout ces dernières décennies avec de plus une chute impressionnante des prix — il est banal de rappeler le scandale écologique qu’un aller-retour en avion depuis la Suisse dans certaines villes d’Europe coûte moins cher qu’un trajet entre deux villes suisses en train.
Depuis les années 1980, on parle également de globalisation économique au sens d’«accélération des échanges commerciaux et financiers à l'échelle mondiale grâce à la disparition des barrières commerciales et au développement des technologies de l'information et de la communication», laquelle a accentué le mouvement normal de la mondialisation, mais l’a accompagné d’une dérégulation néolibérale de l’économie. Cela a certes permis de diminuer la pauvreté, mais a aussi fait exploser les inégalités sociales (Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris: Seuil), a causé des crises écologiques — réchauffement climatique, perte de biodiversité, etc. —, et constitue l’une des causes de la «montée des extrêmes» depuis les années 70. Certains auteurs ont d’ailleurs tenté un inventaire des dégâts de la mondialisation à 400 millions de morts (Thomas Guénolé, «Le Livre noir de la mondialisation», Paris: Plon).
Ennemis de la tolérance
Qu’elle ait été ou non décuplée par le libéralisme économique, la mondialisation est, on le comprend aisément, la simple et évidente évolution normale du monde moderne, avec son accélération des moyens de transport et de communication entre les humains. Il n’a en effet dans l’histoire de l’humanité jamais été aussi facile de se rendre aux quatre coins du globe, de rencontrer, de nouer des amitiés et se marier avec des personnes de pays et de cultures différentes. Toutes les familles ou presque comptent désormais une partie d’elles-mêmes à l’étranger. En résulte un (lent) métissage, contre lequel résistent les forces conservatrices, nationalistes, et communautaristes.
Les institutions internationales (ONU, OMS, etc.) décriées par les complotistes, sont en fait les premiers jalons non pas d’une dictature mondiale, mais d’une confédération, d’un effectif «nouvel ordre mondial», entendu au sens positif d’éviter les catastrophiques guerres mondiales qu’a connues le XXème siècle. Et ce gouvernement confédéré est le moyen de tenter d’empêcher les guerres entre nations, comme l’ONU ou la CPI (Cour Pénale Internationale) tentent timidement de le faire (avec les condamnations récentes de la Russie, du Hamas et de Israël, cette dernière a franchi le palier d’une certaine indépendance).
L’évolution du monde moderne va également, selon certaines analyses confirmant celles du sociologue Norbert Elias, vers moins de violence et plus de tolérance envers les minorités ou les groupes dominés (femmes, autres ethnies, travailleurs, enfants, animaux, LGBT, transgenres, etc.), ainsi que le relevait, nombreux chiffres à l’appui, le psychologue Steven Pinker («La part d’ange en nous: Histoire de la violence et de son déclin», Paris: Les Arènes).
A la suite des polémiques très récentes sur la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris, ajoutons qu’à l’extrême droite, la théorie du complot mondial vise préférentiellement non seulement les élites, souvent les Juifs, mais également ce progressisme et notamment la visibilité de la communauté LGBT, qui choquent tout esprit obtus que le changement effraie. La version la plus extrême de cette théorie du complot que j’aie entendu sur Internet par un complotiste romand célèbre par l’étendue de ses délires, l’inénarrable Jean-Dominique Michel (quelques années après avoir lui-même considéré ces idées comme délirantes), est que les cours de sensibilisation à la sexualité seraient un cheval de Troie de la communauté LGBT en vue de l’accès pédophile aux enfants. Il va de soi qu’entendre de tels délires pose la question de la projection de ceux qui produisent des idées aussi perverses.
Passé idéalisé
Ces évolutions, qui s’observent partout mais surtout dans les pays les plus développés et dans les villes, entraînent néanmoins un puissant contre-courant conservateur, nationaliste, avec la montée de l’extrême droite et de régimes autoritaires un peu partout dans le monde, qui voudraient revenir en arrière vers un passé idéalisé, ou du moins voudraient empêcher aussi longtemps que possible ces évolutions pourtant normales du monde, et maintenir les inégalités actuelles. Couplé avec les crises climatiques, l’inéluctable ralentissement de la croissance économique (le monde ne pourra supporter plus longtemps les excès de la dérégulation et de la pollution), il est clair que le trajet du monde moderne sera plus compliqué que la simple poursuite de son évolution naturelle.
À ce propos, évoquons le paradoxe de Fermi — du nom du physicien italien Enrico Fermi —, le grand silence de l’univers: pourquoi, alors que les probabilités d’une vie ailleurs que sur Terre sont très grandes (et donc également les probabilités de nombreuses civilisations plus avancées), nous n’avons encore vu aucune espèce extra-terrestre? J’aime bien ce paradoxe, parce qu’il montre bien en passant que les croyances aux OVNI sont basées actuellement sur des preuves insuffisantes pour tout esprit scientifique, mais surtout en raison de l’une des solutions qui a été proposée: l’argument de l’apocalypse.
Les civilisations auraient tendance à s’auto-détruire à un certain niveau de développement, sans doute parce qu’elles sont mues par un instinct de survie et des intérêts individuels et groupaux, et insuffisamment par la rationalité. Toute ressemblance avec une civilisation existante ne serait bien sûr que pure coïncidence… Il va sans dire que pour avoir une chance d’éviter l’apocalypse climatique ou nucléaire, et d’autres défis globaux comme les pandémies, l’humanité aura en fait plus que jamais besoin d’une gouvernance — démocratique, confédérale —… mondiale !