Dans cette chronique, on a l’habitude de se dire les choses franchement: manifester pour l’environnement, c’est bien. Tenir des grand-messes comme la COP26, pourquoi pas. Mais si on échoue à réclamer des comptes aux entreprises et au secteur financier, sur le plan de la responsabilité sociale et environnementale, ce sera peine perdue. Les entreprises sont le principal vecteur du changement. Or elles sont loin du compte, question durabilité. Les grands groupes ont en effet tendance à abuser d’une pratique: le «greenwashing», ou l’art de vanter leurs prouesses écologiques, tandis que la réalité est moins reluisante, voire carrément inverse.
Les faits contredisent les discours
Alors qu’il y a 100 fois plus d’entreprises qui se disent durables depuis 20 ans, les émissions carbone ont augmenté sur la même période, et les dégâts environnementaux se sont accélérés, selon la Harvard Business Review. Trop souvent, les gages de durabilité servent l’image des entreprises, plutôt que de refléter un impact positif sur le climat et les droits humains.
Prenons la finance durable. Des enquêtes récentes montrent à quel point le secteur financier parle plus qu’il n’agit. En février, un consortium d’ONG révélait que les banques suisses, principalement Credit Suisse et UBS, ont canalisé depuis 2019 près de 20 milliards de dollars vers l’industrie du charbon, le combustible le plus polluant au monde, alors qu’elles ont pris l’engagement 0% carbone d’ici à 2050. Sur «Temps Présent» ce 21 avril, les journalistes François Pilet et Marie Maurisse montrent que la finance «verte» est minée par le greenwashing. Ils ont analysé des centaines de placements décrits comme durables. «Ce que nous avons découvert nous a laissés pantois», relate François Pilet.
Des entreprises pétrolières (comme Total) proposées dans des fonds durables. Des montagnes de déchets toxiques abandonnés par une entreprise belge, Umicore, qui figure dans un fonds de placement durable sélectionné par l’environnementaliste Bertrand Piccard et dans ceux de Postfinance, et proposés à des épargnants soucieux de l’environnement. L’enquête montre aussi la complaisance de Sustainalytics, l’agence de notation durable de Morningstar, qui a apposé son tampon vert sur un groupe émirati qui construit des pistes de ski artificielles au Moyen-Orient et en Chine.
On retrouve Sustainalytics dans le secteur textile, où l’on découvre qu’elle reprend à son compte les informations données par les marques sans les vérifier.
Le greenwashing fait en effet aussi des dégâts l’industrie de l’habillement. C’est ce que démontre un rapport très fourni, «The Great Green Washing Maschine», partie 1 et partie 2, signé Veronica Bates Kassatly, analyste britannique indépendante, et docteure Dorothee Baumann-Pauly, directrice du Centre de business et droits humains de l’Université de Genève.
Environnemental mais pas social
Premièrement, les marques qui se disent durables négligent la dimension sociale. Elles se dotent du label sans contribuer à l’amélioration de la condition des cultivateurs des fibres textiles. Aucun label ne juge bon d’exiger que les travailleurs des pays du Sud, notoirement sous-payés, reçoivent des salaires décents, définis comme permettant de remplir les besoins de base. Même les labels durables les plus exigeants se contentent du salaire minimum local, souvent inférieur de plus de 50% à ce qu’on définit comme le salaire décent. J’avais lu en 2019 que les Ethiopiennes employées dans les usines locales de H&M, Calvin Klein ou Guess étaient payées 23 euros par mois. Soit le quart des (très bas) salaires du Bangladesh (85 euros). Loin de lutter contre ce dumping mondial, les marques ont tendance à négocier agressivement avec les fournisseurs du Sud pour obtenir les coûts les plus bas. Maximiser les marges ou favoriser les droits humains, il faut choisir. Résultat, les consommateurs occidentaux s’offrent une bonne conscience en portant le label «durable», alors que les vêtements sont produits par des travailleurs sous-payés.
Les marques dictent les critères de durabilité
Ensuite, qui décide qu’une fibre est plus durable qu’une autre? Ce sont les entreprises elles-mêmes. Fondamentalement problématique. Car leurs critères sont souvent erronés ou biaisés. Par exemple, on ne tient pas compte de combien de fois un vêtement est porté. Un vêtement en coton organique, porté 10 fois sera moins écologique qu’un autre en coton conventionnel porté 20 fois. Et un vêtement en soie sera plus écologique que 20 vêtements en polyester pour le même prix, jetés plus souvent et non recyclés. Mais le taux d’usage n’est jamais pris en compte.
Les critères parfois arbitraires des marques ont des conséquences dramatiques sur les producteurs classés «non durables». Par exemple, l’entité qui produit les indices de durabilité standardisés pour l’industrie textile s’appelle Higg Co. A son origine, la «Coalition pour des textiles durables», fondée par Patagonia, le géant du luxe Kering, Walmart et Nike. Premier souci: Higg Co est une firme incorporée au Delaware sous un statut qui lui permet d’être opaque, de générer des profits et de verser des dividendes, sans rendre aucun compte au public.
Le polyester, mieux que la soie et l’alpaca?
Deuxième souci: sur la base des indices Higg, la soie naturelle et l’alpaca ont été abandonnées par la coalition pour des textiles durables, car mal notées au plan de la durabilité. Conséquence, les producteurs de ces fibres voient leurs ventes s’effondrer. En revanche, les fibres synthétiques comme le polyester sont très bien notées par Higg et sortent gagnantes. Personne n’a remis en question ces conclusions. H&M et Zalando vantent ces indices auprès des consommateurs. Les magazines de mode et les bloggeurs relaient les discours des marques sans vérification.
Pourtant, «l’impact CO2 du polyester est considérablement sous-estimé», assurent Veronica Bates Kassatly et Dorothee Baumann-Pauly. Si le polyester plaît aux marques, c’est parce qu’il est deux fois moins cher que le coton. Noté à tort comme la fibre la plus durable par Higgs, le polyester, comme le nylon, l’acrylique et d’autres fibres synthétiques sont d’origine fossile, produits avec du pétrole et du gaz naturel, dont l’extraction est associée à des émissions de méthane. Les fibres plastiques ont une empreinte carbone élevée et ne se décomposent pas. Porté, le polyester libère des microplastiques toxiques, ainsi que lors du lavage. L’antimoine, matière chimique qui sert de catalyseur à sa production, émet une toxicité. Il n’est actuellement pas recyclé de fibre à fibre. Exporté vers les pays du Sud, il s’entasse sous forme de montagnes de vêtements d’occasion qui finissent incinérés, tandis que le marché continue d’avaler du polyester vierge, très bon marché.
Le coton écolo utilise moins d'eau? Un fantasme
De même, les initiatives pour le coton organique, portées elles aussi par les grandes marques, posent d’intéressants problèmes.
D’une part, le principal consortium de marques favorables au coton organique, Textile Exchange, propage l’idée que l’organique économise beaucoup d’eau par rapport au coton traditionnel, avançant qu’un vêtement en fibre organique consomme 88% à 92% d’eau en moins. Une info que H&M reprend à son compte. En tant que consommatrice, il ne me viendrait pas à l’idée que ce chiffre puisse être complètement faux. Pourtant, il n’a aucune base scientifique, selon Veronica Bates Kassalty: «Qu’est-ce qui permet de prétendre que la non utlisation de pesticides synthétiques fasse qu’une plante consomme beaucoup moins d’eau? Sur quelle science cela se base-t-il?». L’unique expertise fiable du secteur, fournie par Thinkstep, n’a jamais dit cela, mais explique au contraire que la consommation d’eau dépend d’abord des conditions climatiques, de la quantité d’eau de pluie reçue et donc des techniques d’irrigation, et non du caractère organique ou conventionnel de la culture du coton. Malgré cela, Textile Exchange a attribué la faible consommation d’eau exclusivement à la culture organique, en prétendant que cette information provient de Thinkstep. Un autre rapport de Thinkstep montre qu’en 2019, le coton organique a consommé 10% d’eau de plus, par tonne de grain, que le coton conventionnel dans la région indienne du Madhya Pradesh. Les résultats sont donc très variables.
Mais il faut savoir que le coton organique ne peut être considéré comme plus écolo que le coton conventionnel: en effet, il utilise aussi des pesticides (mais pas des pesticides de synthèse), de l’engrais animal qui contamine les eaux, et son rendement moindre peut aboutir à ce qu’il utilise plus d’eau par kilo de grain de coton. Lorsqu’il est cultivé dans des régions où il reçoit presque exclusivement de l’eau de pluie, le coton organique peut à la rigueur utiliser 47% d’eau d’irrigation en moins que le conventionnel, comme au Kirgizistan en 2020, mais en tout cas pas 88% à 92% en moins. Si on prend, pour 2019, le total d’eau d’irrigation utilisée pour 97% du coton organique produit dans le monde, on trouvera qu’il a utilisé cette année 32% de plus que le coton conventionnel par kilo de fibre.
Les choses sont donc plus complexe que le marketing vert ne le présente. D’autre part, l’industrie du coton organique déçoit au plan de son impact social. Elles n’a jamais démontré d’impact positif sur les revenus des producteurs, qui gagnent moins que dans le conventionnel, sont plus endettés, et leur taux d’abandon est élevé. H&M et C&A y ont beaucoup investi, sans jamais démontrer que la durabilité de la production se traduisait par de meilleures conditions de vie pour les agriculteurs.
Pour être crédible, une refonte de l'industrie durable
Enfin, même la certification laisse à désirer: rien ne permet de garantir que le coton est vraiment organique car curieusement, la certification ne commence pas à l’étape de la culture, mais à partir du stade de l’égrenage du coton. A quoi s’ajoute le manque de fiabilité: les égreneurs locaux (notamment en Inde) ne vérifient pas rigoureusement la source de leur coton. Soucieux de bien vendre avant tout, ils font le tri entre bonne et mauvaise qualité, et non entre organique et conventionnel. Fait révélateur: on vend beaucoup plus de coton «organique» qu’on en produit, ce qui devrait mettre la puce à l’oreille quant aux problèmes d’étiquetage. On voit combien les labels destinés au consommateur final reposent sur des bases fragiles, sur lesquelles peu d’enquêtes indépendantes se font.
Cerise sur le gâteau, des agences de notation comme Morningstar et sa filiale Sustainalytics laissent le soin aux marques elles-mêmes de vérifier la durabilité de leurs propres programmes, et les notent sur leur parole. Ces agences de notation ne cesseront jamais de nous étonner.
En conclusion, l’industrie green doit revoir sa gouvernance de fond en comble si elle veut être crédible. Ce qui pose problème n’est pas seulement la désinformation du consommateur occidental, qui ne peut pas imaginer la complexité réelle sur le terrain, mais de faire porter à des populations le coût d’initiatives faussement environnementales et nullement sociales.