Vouloir que Netflix et les autres plateformes de streaming reversent 4% de leur chiffre d’affaires au cinéma suisse, soit 18 millions de francs, est-ce trop demander? Sûrement pas: il serait même indécent de ne pas le faire.
Pourtant, les Suisses voteront le 15 mai sur un référendum contre la «lex Netflix», lancé par les jeunes PLR, UDC et Verts libéraux, qui s’inquiètent à tort pour leur abo Netflix, au lieu de s’inquiéter à raison pour l’avenir du cinéma suisse et la prospérité de l’économie. Surtout, ils ne voient pas en quoi Netflix est concerné: erreur. Bref, leurs arguments ne vont pas beaucoup plus loin que le bout de la télécommande. Deux figures du documentaire suisse leur opposent des arguments imparables: Jean-Stéphane Bron et Pierre Morath.
L’argument bidon du prix des abos
D’abord, les référendaires assurent que le prix des abonnements Netflix va sûrement augmenter car la plateforme va reporter le coût de ces 4% sur les utilisateurs. Cette affirmation n’a aucun fondement. Les exemples des pays voisins montrent carrément l’inverse. «Le référendum repose sur pas mal de faux arguments comme celui-ci», réagit Jean-Stéphane Bron. Dans les pays qui prélèvent une taxe à Netflix, les abonnements n’ont pas pris l’ascenseur et coûtent bien moins qu’en Suisse, rappelle le cinéaste vaudois.
Regarder Netflix coûte 35% moins cher en France qu’en Suisse, et ce alors que la plateforme reverse 26% de ses revenus au cinéma français, soit la contribution la plus élevée d’Europe. A l’inverse, le prix de l’abo en Suisse est parmi les plus chers au monde, alors que Netflix n’y paie aucune taxe. On voit bien que la politique des prix de Netflix n’est pas déterminée par les taxes payées par pays.
Investir dans le local? C’est libéral
«Anti-libéral», «paternaliste»: les jeunes libéraux et UDC voient d’un mauvais œil ce qui est imposé par l’Etat. Pour eux, «le législateur cherche à imposer aux consommateurs les films qu’ils devraient visionner, alors que chacun devrait être libre de regarder et de soutenir les films qu’il souhaite». Mais en politique, se limiter à l’angle du consommateur est trop étroit. Il y a tout l’aspect de la politique commerciale, dans laquelle les 4% n’apparaissent pas comme un geste illibéral: «Il faut comprendre que ces plateformes, qui ne paient pas d’impôts sur notre territoire tout en récoltant les recettes intégrales des abonnements, doivent contribuer leur part (comme les chaînes de télévision suisses) pour faire vivre l’écosystème local, dont elles bénéficient car elles puisent dedans», souligne Pierre Morath.
C’est un échange de bons procédés. «En comparaison aux 26% prélevés par la France, nous sommes même très raisonnables avec 4%, comme on sait l’être en Suisse», ajoute le cinéaste genevois.
Les 4%, c’est donnant donnant
Pour Jean-Stéphane Bron, il est évident que les 4% ne sont pas une contribution à sens unique. Netflix y gagnera: «Cette redistribution va permettre l’éclosion de nouveaux talents dont Netflix se nourrira demain». En ce sens, il s’agit plus d’un investissement que d’une taxe. «Les plateformes ont la possibilité d’utiliser cet argent pour produire elles-mêmes du contenu à thématique suisse avec des équipes locales, ajoute Pierre Morath, elles ont même le final cut (montage final). C’est une contrainte positive».
Tous les pays qui laissent opérer Netflix sur leur marché lui demandent une contribution à leur culture, c’est donnant donnant. Pourquoi la Suisse ouvrirait-elle grandes ses portes sans conditions? «Actuellement, ces plateformes gagnent de l’argent en Suisse sur des services culturels pour lesquels elles ne paient rien, relève Jean-Stéphane Bron. Netflix n’a pas elle-même produit d’auteurs, ils viennent tous d’ailleurs. Or il serait plus juste que Netflix soutienne les créateurs de demain qui lui réaliseront peut-être des séries. En effet, il n’y a pas d’école de cinéma, de docu, de court-métrage Netflix: ceux qui créent pour la plateforme sont formés aux frais du contribuable. Que Netflix y contribue sa part est donc logique».
Bref, ce travail qui est fait dans les écoles, dans les chaînes publiques, par les indépendants en Suisse doit être soutenu par tous les acteurs qui en profitent par la suite. Rien d’antilibéral à cela, c’est une négociation commerciale: vous profitez de nos infrastructures culturelles, vous y contribuez votre part.
Besoin vital pour les séries suisses
Autre argument contesté par les deux cinéastes: le cinéma suisse est déjà subventionné à hauteur de 150 millions de francs par an par la redevance et par nos impôts, et cela devrait suffire, d’après les jeunes PLR. «Les chiffres des initiants sont tout simplement faux et fantaisistes, répond Jean-Stéphane Bron.
Dans les faits la production suisse dispose chaque année d’un montant inférieur à 80 millions pour tout faire: documentaires, fictions – petits et grands films – films d’animations, court métrage, co-production, et promotion!». En comparaison, un seul épisode de Netflix coûte, dans le bas de la fourchette, 2,6 millions de dollars (1 épisode de Squid Game), et dans le haut de la fourchette, jusqu’à 13 millions de dollars (1 épisode de The Crown).
Autre point important, selon Pierre Morath: la subvention existante finance les films qui sortent au cinéma majoritairement. Quant au cinéma de plateforme, «qui représente le présent et l’avenir, le plus de visibilité, et qui se décline beaucoup en séries (qu’elles soient de fiction ou documentaires), il ne rentre pas dans le cadre légal de financement par Berne. Il y a donc un vide de financement de ce côté, très problématique chez nous, que la lex Netflix pourra (un peu) combler».
Intéresser les jeunes aux films suisses
Reste que les référendaires trouvent injuste qu’une partie du prix de l’abonnement Netflix serve à financer des films suisses que les «consommateurs ne regardent pas». Soit. Eux-mêmes ne sont pas fans de la production suisse. Mais ce n’est pas une généralité, ni une fatalité. Au contraire, les 4% peuvent changer cela. C’est la jeunesse suisse qui est en particulier ciblée par cette mesure, répond Pierre Morath, ancien athlète de compétition dont les documentaires parlent souvent du monde du sport. «On n’a pas de contenu suisse sur ces plateformes. On va créer du contenu pour les jeunes avec des thématiques suisses.
Et de l’autre côté, ce sont aussi les jeunes cinéastes, ainsi que toute la profession en Suisse qui vont bénéficier de ces 18 millions qui iront au renouveau du documentaire et de la fiction suisse.» En effet, c’est même toute l’économie du pays qui en profite, relève Jean-Stéphane Bron. «Ce sont 18 millions qui retournent dans l’économie locale: un tournage, ce sont des hôtels et des voitures louées, des restaurants pour l’équipe, des costumes achetés pour les comédiens, du personnel engagé localement, des régions mises en valeur, etc. Je ne parlerais donc pas de taxe, mais d’obligation de réinvestissement, dans l’économie suisse justement».
Un enjeu de souveraineté culturelle
On le voit, l’enjeu dépasse les seuls goûts personnels des abonnés Netflix en matière de séries. Il porte aussi sur l’avenir de la culture helvétique et sa souveraineté, question tout aussi chère à nos pays voisins. Pourquoi le cinéma suisse serait-il le seul à rester inerte face à l’influence culturelle des grandes plateformes? «Faire travailler des personnes en Suisse va générer des contenus à thématique suisse, poursuit Pierre Morath, qui dans un documentaire plusieurs fois récompensé, a raconté la mort dans l’indifférence des personnes âgées vivant seules au centre-ville de Genève, et dans un autre, a fait revivre le grand ski suisse des années 70 à travers le récit de la rivalité entre les champions Russi et Colombin.
«Ces 18 millions aideront à intégrer la production cinématographique suisse sur les plateformes les plus populaires comme Netflix, Disney Plus, Amazon, Apple, lui offrant une vitrine potentielle à l’international», espère-t-il.
«Favoriser des films qui parlent de notre région, et que Netflix ne fera pas», est aussi un enjeu clé pour Jean-Stéphane Bron. «Les docus suisses sont tournés sur des héros locaux, des initiatives locales». Dans son long métrage «Le Génie helvétique», prix du cinéma suisse 2004, il proposait une immersion sans précédent dans les couloirs de la politique fédérale à Berne, avant d’explorer par la suite la montée du populisme en Suisse avec «L’expérience Blocher», qui a nourri de façon essentielle le débat national sur ce phénomène. Il cite un documentaire de 2016, «La révolution silencieuse» de Lila Ribi, qui a eu du succès et raconte le parcours d’un agriculteur vaudois. «C’est cela le tissu régional, les gens s’y reconnaissent, ils vont le voir, c’est notre récit national».
A l’évidence, l’apport de ces cinéastes qui ont su faire connaître les réalités suisses est essentiel pour la culture nationale, dans un pays aux régions linguistiques cloisonnées. Ces productions n’existeraient pas sans les subventions publiques. Et Netflix ne peut pas simplement s’en laver les mains, mais doit directement s’impliquer.
Libéralisme à géométrie variable
Des arguments massue, s’il en est. Même en admettant que le protectionnisme soit mauvais dans l’absolu, en quoi le fait de demander à Netflix 4% en échange de bénéficier des talents locaux, prêts à l’emploi et formés par les investissements collectifs faits en Suisse, serait-il protectionniste? Si les libéraux veulent l’être jusqu’au bout, alors pourquoi ont-ils été les premiers à soutenir le sauvetage étatique d’UBS, à un coût bien supérieur? Pourquoi défendent-ils la politique d’affaiblissement du franc suisse par la BNS, qui va à l’encontre des forces du marché?
Que dire de la hausse de 5000% de l’action Netflix depuis 2009, dont la moitié au moins a été subventionnée par la planche à billets? Que penser des arrangements fiscaux de Netflix, qui depuis 2018 a payé entre 0% et 1% d’impôt fédéral américain, malgré des profits records en 2020 (favorisés par la pandémie), alors que le taux normal pour les entreprises est de 21%? Leurs abonnés bénéficient-ils de taux d’imposition de 0-1%? Et que dire des cinéastes indépendants qui n’ont pas droit à ce genre de faveur étatique? Bref. Arrêtons d’être libéraux à la carte. Soit on l’est sur toute la ligne, soit on ne l’est pas.