Les chiffres de l’évasion fiscale donnent le vertige, et pourtant, on échoue toujours à l’endiguer. Tentons de comprendre pourquoi. D’abord, il faut rappeler que nous sommes tous.tes concerné.e.s par le phénomène. On estime à 430 milliards de dollars les recettes fiscales perdues chaque année par les Etats. Le siphonnage de ces avoirs appauvrit la société et reporte le fardeau fiscal impayé sur le dos de la classe moyenne, captive de son territoire, contrairement aux grandes fortunes et aux multinationales qui se déterritorialisent aisément.
Une classe moyenne qui doit dès lors compenser pour le manque à gagner des Etats-passoires, qui échouent sans cesse à endiguer l’évasion fiscale. Tous ces milliards qui échappent aux Etats, c’est moins d’hôpitaux, moins de routes, moins d’écoles, moins de transports publics, moins de financement pour une recherche universitaire indépendante. «Chaque seconde, les paradis fiscaux siphonnent l’équivalent du salaire annuel d’une infirmière», résume Tax Justice Network.
D’abord, qu’est-ce que l’évasion fiscale? C’est le fait pour un contribuable de dissimuler des avoirs hors de son pays de résidence, dans des lieux où le taux d’imposition est bas, ou inexistant.
Est-ce légal? Cela exploite des zones grises et c’est là le problème. Il règne un flou légal entre la soustraction fiscale (illégale au plan international), l’évasion fiscale (dont la légalité varie selon l’agressivité de la structure) et l’optimisation fiscale (légale mais au potentiel hautement abusif). Il faut déjà détecter la structure basée dans un paradis fiscal, l’analyser (elle exploite souvent un vide juridique ou profite de domiciles opaques ou moins coopératifs), puis établir si le but est l’évasion fiscale ou s’il y a une justification économique.
Paradis aux lois permissives
Ensuite, un arrangement peut être illégal dans le pays de résidence, mais légal dans le pays d’accueil des fonds. Chez les paradis fiscaux permissifs, qui offrent ces outils dans leurs lois, c’est légal… sur place. Leurs tribunaux vont donc soutenir les montages problématiques ou rechigner à fournir des informations. Si un oligarque russe divorce à Genève, mais que sa fortune est détenue via un trust domicilié à Chypre, le juge matrimonial genevois peut toujours lui réclamer la moitié de sa fortune, qui revient à son ex-épouse sous la loi genevoise. Mais sa fiduciaire à Chypre invoquera la loi des trusts chypriotes. C’est un cas réel, celui de l’affaire Rybolovlev, dont l’épouse a finalement obtenu 565 millions au lieu des 4 milliards que Genève lui avait adjugés. On ne va pas la pleurer, mais cela démontre comment les trusts peuvent agir comme un véritable bouclier face au fisc, aux épouses, aux créanciers, aux médias, aux régulateurs.
Encore plus parlante: l’affaire Wildenstein, du nom du marchand d’art français qui a laissé à ses fils un empire de trusts offshore impossibles à trouver et non déclarés au fisc français, dont sa veuve spoliée n’aura rien pu tirer pendant 10 ans, jusqu’à son propre décès. Les héritiers Wildenstein ont par la suite été jugés puis relaxés (leur père Daniel Wildenstein aurait soutenu financièrement la campagne électorale de Nicolas Sarkozy). Les descendants doivent être rejugés cette année pour fraude fiscale présumée à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros, mais on n’y croit plus, sincèrement (l’affaire traîne maintenant depuis 20 ans).
Certes, un régime d’échange automatique d’informations a été mis en place. Mais il faut voir quel type d’informations est vraiment remonté aux Etats par ce biais. Le fond du problème est la réticence à s’attaquer frontalement au blanchiment d’argent et à la soustraction fiscale. Les chiffres du blanchiment? Entre 800 et 2000 milliards par année, d’après l’ONU. Un record historique. Et cela passe par le système bancaire international, dans un monde qui ne parle que d’échange automatique d’informations et de lois anti-blanchiment.
Le crime en col blanc n’en est quasiment plus un
En général, le crime en col blanc, en particulier dans la finance, est très peu sanctionné, que ce soit en Suisse, en Europe ou aux Etats-Unis. Suite au méga scandale des subprimes, aucun dirigeant de banque n’est allé en prison. Incroyable mais vrai. Dans le cas d’UBS, on se souvient qu’après le double scandale de l’évasion fiscale et des pertes abyssales des subprimes, le président d’UBS de l’époque, Marcel Ospel, n’a jamais été jugé responsable pour aucun de ces faits, ni par la banque, ni par la FINMA, ni par le parquet de Zurich. Dans le scandale de la manipulation des taux Libor par les banques (UBS, Barclays, RBS), rien de pénal non plus, juste des amendes équivalant à un cinquième des bénéfices réalisés en une année par chacun de ces établissements.
Dans les affaires d’évasion fiscale, il faut pointer le secret des avocats qui existe en droit anglo-américain, et qui n’a jamais été contesté avec sérieux. Combiné au secret des sociétés, à celui des trusts et à celui des transactions, il forme le socle de la pratique fiduciaire qui est au cœur de la gestion patrimoniale anglo-saxonne. En Suisse, si le lobby des avocats a réussi jusqu’ici à échapper à la loi sur le blanchiment d’argent, c’est bien parce que le contexte international n’a toujours pas été réformé sur ce plan.
Ce sont en outre les structures elles-mêmes qui se prêtent aux abus. Elles permettent défiscaliser des avoirs légalement, à condition de renoncer à la possession des avoirs, et d’en céder le contrôle à la fondation ou au trust. Sauf que bien des personnes fortunées créent ces structures, annoncent avoir fait don de leur fortune et être non taxables, puis s’arrangent ensuite pour les contrôler en catimini. Ce qui fait des paradis fiscaux un discret «bancomat pour riches», jusqu’à ce jour.
Une légitimité jamais attaquée
Ce que je mets en avant depuis des années, est que la légitimité des procédés d’évasion fiscale anglo-saxons n’a jamais été défiée avec sérieux, comme l’a été la distinction suisse entre fraude et évasion fiscale, qui a été littéralement pulvérisée en 2009 avec l’affaire UBS-USA.
Ces montages de droit anglo-américain sont pourtant aujourd’hui les principaux vecteurs de l’opacité, de la soustraction fiscale et du blanchiment d’argent. On y trouve des prête-noms pour détenir des sociétés écrans, des mandataires prétextes pour contrôler secrètement des trusts offshore non déclarés, des échafaudages complexes de trusts (holdings) et de sociétés sous-jacentes, impossibles à faire remonter jusqu’à un ayant droit économique en chair et en os. Les Limited Liability Companies de différents Etats américains offrent aujourd’hui encore une opacité surréaliste pour un monde qui ne parle que de transparence fiscale.
Accepter que c’est une guerre commerciale
Avec le secret bancaire, la chose était vite réglée: les USA et l’UE ont délégitimé ce «secret professionnel du banquier», que la Suisse ne peut plus offrir à la clientèle étrangère non déclarée. Mais les techniques anglo-saxonnes d’évasion fiscale ont quant à elles bien survécu aux nouvelles règles de transparence de l’OCDE, malgré les discours. Et il y a fort à parier que des parts de marché de la Suisse ont été récupérées par les Etats-Unis (où les trusts du Dakota du Sud renferment à eux seuls près de 400 milliards de dollars), comme je l’anticipais dans un livre paru en 2010.
Il s’agit bien d’une guerre commerciale, et le comprendre est déjà un bon début pour attaquer la légitimité de ces procédés. Mais dans un monde où les milliardaires américains paient désormais des taux d’imposition inférieurs à leurs secrétaires, restaurer une éthique globale de la justice fiscale sera tout sauf simple.