L’initiative dite «99%», qui sera votée le 26 septembre, ne provoque pas l’enthousiasme qu’elle mériterait en dehors du camp de la gauche. Elle est pourtant l’occasion d’une conversation urgente sur le creusement accéléré des inégalités, qui nuit à la classe moyenne. En Suisse, les inégalités ne sont pas un mythe. Le mythe, c’est celui d’une prospérité largement répartie.
Le rééquilibrage que l’initiative prône fait sens. Il ne vient pas de rien, mais d’un contexte d’excès évidents qui s’accentuent depuis quelques années, y compris en Suisse. Dans un pays où les salaires stagnent depuis dix ans alors que les dividendes et les rendements boursiers ont explosé, alléger les impôts des salariés et taxer davantage le capital des 1% les plus fortunés n’est pas un abus.
On objecte que taxer davantage le capital des plus aisés va nuire aux PME, mais elles ne sont pas concernées, puisque l’initiative ne vise que les particuliers. On objecte que cela va nuire aux épargnants. Mais l’initiative ne vise que les fortunes d’au moins 3 millions de francs investis. La proportion de gens qui ont plusieurs millions investis en bourse, en Suisse, ne dépasse pas les 1%. Dans les pays développés, la population exposée à la bourse en général est d’environ 10%. Quant à nos caisses de pension, qui profitent d’ailleurs très peu des gains boursiers, elles ne sont nullement concernées par cette initiative.
Une discussion qui doit avoir lieu
On objecte que ce seuil de 3 millions n’est pas précisé dans l’initiative, que les transmissions d’entreprises seront pénalisées et que la définition de «revenus du capital» n’est pas claire. Alors faisons en sorte de mieux préciser le champ d’application, de combler les lacunes de définitions, de réfléchir à des aménagements en cas de transmissions de PME, si c’est cela le problème. Mais la discussion, elle, doit avoir lieu.
L’argument qui mérite le plus débat, c’est celui du Conseil fédéral, qui objecte qu’«en Suisse les revenus sont répartis de façon plus équilibrée que dans la plupart des pays de l’OCDE». C’est une erreur d’appréciation grossière de la situation. Il convient de comparer la Suisse à ses voisins européens. Si on examine les chiffres, la Suisse n’est pas plus égalitaire. D’après les coefficients de Gini 2018 de la Banque Mondiale qui mesurent les inégalités de répartition des revenus, la Suisse est plus inégalitaire que l’Allemagne, la France, la Belgique, l’Autriche, les Pays-Bas, tous les pays scandinaves, la Grèce, la Pologne et plusieurs pays de l’Est.
Un peu plus datée mais étalée sur 7 ans, une analyse de l’OCDE, qui emploie une méthode de calcul différente, montre qu’entre 2007 et 2014 la Suisse était plus inégalitaire (en termes de répartition des revenus) que l’Allemagne, la France, le Nord et l’Est de l’Europe.
Examinons aussi les statistiques sur la fortune, et pas uniquement celles sur les revenus. En 2019, 11,8% des adultes en Suisse avaient une fortune supérieure à 1 million de dollars (920’000 francs suisses aux taux de change actuels), d’après le Global Wealth Databook de Credit Suisse (2019).
Cela signifie que l’initiative des Jeunes Socialistes cible une part nettement plus petite que ces 11,8%, puisqu’elle vise ceux dont la fortune investie serait au minimum trois fois supérieure. Si le montant de 3 millions de francs n’est pas spécifié dans l’initiative, les 1% évoqués sont loin d’être aberrants au plan statistique.
Un enrichissement illibéral via l’aide publique
Regardons à présent la répartition de la fortune en Suisse. Entre 2001 et 2019, la fortune moyenne par adulte en Suisse est passée de 219’000 à 565’000 dollars, toujours selon le Global Wealth Databook. La richesse par adulte a donc plus que doublé en 18 ans, avec une hausse réjouissante de 158%. Mais il faut avoir en tête que cet enrichissement doit beaucoup aux gains des indices boursiers mondiaux sur la période, fortement subventionnés par les banques centrales et en particulier la Fed américaine et la BCE européenne.
Un esprit authentiquement libéral n’a-t-il vraiment rien à dire à ce sujet? Quand l’enrichissement se fait par un moyen illibéral et via l’aide publique, qu’il ne doit pas tout au mérite entrepreneurial et à la création de valeur économique, et qu’en outre il s’inscrit sur une pareille durée et prend pareilles proportions, peut-on se permettre de qualifier d’injuste une redistribution qui propose de corriger de tels excès?
A noter que les plus gros investisseurs suisses sont, à l’instar de notre Banque nationale (BNS), très largement exposés aux actions américaines, aux taux d’intérêt américains très accommodants, et généralement aux politiques monétaires très généreuses des principales banques centrales.
Comment cette richesse est-elle répartie en Suisse, comparé aux voisins d’Europe? En 2019 (chiffres les plus récents), les fortunes en Suisse étaient mieux réparties qu’en Allemagne, Angleterre et Scandinavie, mais moins bien réparties qu’en France, Italie, Belgique, Espagne et Portugal.
La fortune des milliardaires a explosé en Suisse
Bref, on va un peu vite en besogne, tant en termes de répartition des revenus que de fortune, lorsqu’on affirme que la Suisse est plus équilibrée que la plupart des pays de l’OCDE, puisqu’elle ne score pas mieux que ses voisins européens les plus directement comparables.
Par ailleurs, la fortune globale des milliardaires, nombreux en Suisse, a explosé en 2020 et 2021. La Banque des règlements internationaux expliquait il y a un an qu’au moins la moitié, respectivement le cinquième de la hausse des marchés US et UE en 2020 étaient dus uniquement à la baisse des taux par les banques centrales, et cela sans même compter les achats massifs de titres par ces dernières, qui expliquent une part considérable du reste de la hausse. À nouveau, matière à réflexion pour les libéraux, nullement perturbés par cette assistance étatique à l’enrichissement.
Jamais l’accroissement des richesses n’avait à ce point profité de subventions publiques. Une meilleure redistribution s’en trouve d’autant plus défendable, si ce n’est logique.
Les Suisses ne sont pas des redistributeurs dans l’âme
J’ai aussi souvent évoqué la hausse du coût de la vie pour la classe moyenne suisse, qui dépense et consomme peu depuis des années, en raison d’une érosion de son pouvoir d’achat. Ce dernier n’est pas correctement saisi par l’indice d’inflation, qui exclut la hausse de 130% des primes maladie depuis 20 ans. Mais l’aide sociale raconte l’autre versant de l’histoire. En 25 ans, le montant des subsides à l’assurance maladie a quadruplé et concerne désormais 37% des ménages en Suisse; ce ne sont donc pas juste les plus pauvres qui sont concernés. Et cela trahit les lacunes de la redistribution, que l’aide sociale doit combler.
Mais voilà: les Suisses ne sont pas redistributeurs dans l’âme. L’initiative 1:12 pour des salaires équitables a été refusée (2013), tout comme celle pour le salaire minimum a échoué en votation nationale (2014). Et l’initiative sur la microtaxe, qui veut réformer la fiscalité suisse pour la concentrer sur les transactions électroniques (y compris boursières), tout en supprimant l’impôt fédéral direct, la TVA et le droit de timbre, peine à récolter 100’000 signatures. Elle vise à mieux répartir le poids de la fiscalité sur les flux financiers, marqueur par excellence de l’activité humaine au 21ème siècle, plutôt que sur le travail, sachant que les salaires sont ce qui a le moins progressé ces dernières décennies.
De manière générale, l’idée de justice sociale n’a pas le vent en poupe. Sous l’influence des Etats-Unis, où «socialisme» est un mot-repoussoir, on peine de plus en plus à défendre la taxation des plus fortunés, dont les impôts n’ont jamais été aussi bas, même à l’époque de Reagan et de Thatcher. Quant à se plaindre du «socialisme» appliqué aux marchés boursiers, il n’y a pas grand monde. Certes, la Suisse n’a pas elle-même recouru à des politiques monétaires destinées à gonfler artificiellement le marché suisse des actions. Mais les portefeuilles des gros investisseurs suisses sont de toute façon très orientés sur les actions américaines, dont ils ont largement profité.
Soulager la classe moyenne
Il est étonnant que le Conseil fédéral rejette une redistribution qui corrige des déséquilibres évidents avec des arguments qui laissent penser que tout va pour le mieux. La Suisse comptait 8,7% de pauvres en 2019, contre 7,8% en 2010, et le taux de risque de pauvreté atteint 16%, contre 14% en 2010. Ces populations précaires paient peu ou pas d’impôt, et cela a un coût pour la classe moyenne, qui supporte un fardeau proportionnellement élevé. La seule manière de renforcer l’économie sera toujours de miser sur le pouvoir d’achat de la majorité des ménages et de privilégier une prospérité qui repose sur une large base.
Cependant, rien n’y fera; alors que la mécanique de redistribution semble détraquée, les Suisses semblent en bonne voie pour refuser la possibilité d’une prospérité mieux répartie. Mais alors, à quand une initiative contre le subventionnement des indices boursiers?