Enfin la vérité sur les dégâts économiques et sociaux causés par le Brexit? Poser la question est en soi polémique. Rappelons-le, 52% des électeurs britanniques ont voté pour quitter l’Union européenne (UE) lors du référendum du 23 juin 2016.
L’ancien Premier ministre Boris Johnson, artisan de la victoire des Brexiters, a ensuite remporté haut la main les dernières élections législatives du 13 décembre 2019, avec 365 sièges sur les 650 de la Chambre des communes.
Le mirage du Brexit
Problème: cette réalité politique pro-Brexit est aujourd’hui un mirage. Il n’en reste plus rien. La preuve: 57% des Britanniques estiment désormais que quitter l’UE a été une erreur pour leur pays. Un terme a même fait irruption dans le langage politique outre-Manche: le «Bregret» (Brexit Regret).
Et voilà qu’une personnalité de premier plan, le maire travailliste de Londres, Sadiq Khan, vient de lancer un pavé dans la mare. Pour lui, le temps est venu d’admettre les dégâts du divorce avec l’UE. «Je ne peux tout simplement pas me taire sur les immenses dégâts du Brexit», a-t-il affirmé le 13 juillet devant un parterre d’entrepreneurs. Comment en est-on arrivé là? Explications de ce désastre très britannique et très insulaire.
Sadiq Khan est-il isolé lorsqu’il admet reconnaître les «dégâts» du Brexit?
La réponse est non. Le maire de Londres dit ce que pensent de plus en plus de Britanniques, même s’il faut faire une différence entre les habitants de la capitale et des grandes villes et ceux des zones plus rurales et moins urbanisées, en particulier dans le nord-est de l’Angleterre.
Le 23 juin 2016, 69% des électeurs londoniens ont en effet voté contre la rupture avec l’UE. Londres était la capitale du «Remain». Pas étonnant, donc, que son maire, membre de l’opposition travailliste (Labour) déplore les effets de ce divorce sept ans plus tard. N’empêche, le sujet est incontournable.
«Les partis politiques oseront-ils tirer les conséquences des regrets des partisans du Brexit?», assénait cette semaine le quotidien «The Guardian», qui défendait en 2016 le maintien dans l’Union. Le tournant est en fait intervenu en 2021, lorsque les nuages économiques se sont accumulés dans le ciel du Royaume-Uni. En un an, la part des Britanniques qui regrettent le Brexit a fait un bond, de 51 à 57%, voire 60% selon certains sondages.
Même le magazine américain conservateur «The Atlantic» l’admet: «Le remords croissant des Britanniques face au Brexit est indiscutable. Avec le gouvernement conservateur enchaîné à une politique de Brexit qui perd du soutien, un nouveau populisme en colère pourrait refaire surface […]. Compte tenu de la stabilité relative de l’enthousiasme pour le Brexit après la victoire écrasante des conservateurs aux élections de décembre 2019, lorsque Boris Johnson a triomphé en promettant de «faire le Brexit» («Get Brexit Done»), le récent déclin de l’approbation de la sortie de l’Europe est frappant. Croire au Brexit est devenu la quête d’une minorité».
Comment ce renversement de l’opinion a-t-il été possible?
Parmi toutes les raisons que l’on peut citer, une seule échappe à la classe politique britannique: l’environnement international. Or avec le déclenchement de la guerre en Ukraine par l’agression russe du 24 février 2022, ce facteur est devenu décisif.
Les prix de l’énergie ont été démultipliés à la hausse, le prix du fret commercial aussi, et les pays de l’UE ont fait bloc face à Moscou, isolant encore davantage le Royaume-Uni qui peut difficilement prétendre imposer son projet de «Global Britain», basé sur des accords de libre-échange avec le reste du monde. L’opinion publique britannique, pragmatique, en tire donc les conséquences. Puisque l’environnement international a changé, ne faut-il pas s’adapter?
Deux paramètres d’ordre national
Le premier est la crise profonde dans laquelle s’est retrouvé englué le parti conservateur de Boris Johnson, à partir de la pandémie de Covid-19. L’ex-Premier ministre, populaire au point de remporter avec éclat le scrutin de décembre 2019, a été mis en cause pour n’avoir pas respecté le confinement. Et ses explications n’ont convaincu personne.
Résultat? Son leadership, clé de voûte des «Brexiters», s’est effondré. Une crise de succession catastrophique à la tête des Tories a suivi, avec le passage éclair au 10 Downing Street de Liz Truss, du 6 septembre au 20 octobre 2022, puis l’arrivée à la tête du pays de Rishi Sunak, le 25 octobre 2022.
Le plus terrible pour les conservateurs, dans cette crise, est l’accumulation de leurs erreurs économiques. Ils paient aussi pour la détérioration des services publics (hôpitaux, voirie, etc.) qui manquent de recrues étrangères, faute de liberté de circulation des travailleurs. En clair: rien n’avait été anticipé. Tous les plans des conservateurs pour suppléer aux conséquences économiques du Brexit se sont révélés faux.
Le second paramètre, tout aussi britannique, est l’écueil irlandais. Aucune négociation sérieuse avec l’UE ne pourra démarrer tant que la question du protocole nord-irlandais, c’est-à-dire de la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord, n’aura pas été réglée.
Or là aussi, Boris Johnson s’est trompé. Il pensait plaire aux députés unionistes nord-irlandais en refusant de mettre en œuvre cette partie de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de l’UE, qui prévoit de ne pas mettre en place une frontière physique sur l’île d’Irlande après le 31 janvier 2020.
Selon ce texte signé par les Britanniques, mais pas appliqué, l’Irlande du Nord – qui continue de faire partie du territoire douanier du Royaume-Uni – est soumise à un ensemble limité de règles de l’UE relatives au marché unique. En clair: la souveraineté économique sur ce morceau de territoire échappe en partie à Londres, prix à payer pour l’accès au marché européen. Le premier ministre Rishi Sunak vient de promettre une solution avant le 25e anniversaire du «Good Friday Agreement» (entre les factions nord-irlandaises), le 10 avril 2023.
Quelle est l’ampleur des dégâts causés par le Brexit?
On peut en citer trois. Premier dégât pour l’économie britannique: l’interruption des arrivées de travailleurs en provenance de l’UE. Ces derniers, notamment les Polonais qui formaient l’un des plus gros contingents, ne bénéficient plus du traitement préférentiel en vigueur lorsque le pays était dans l’Union, ce qui complique les procédures et rend l’expatriation outre-Manche moins intéressante.
L’un des secteurs les plus touchés est le tourisme. Mais bien d’autres le sont comme les services de santé ou d’aide aux personnes. «Le fait de ne pas pouvoir recruter dans toute l’Europe alors que nous étions habitués à le faire depuis de nombreuses années est à l’origine du problème» a estimé le syndicat des hôteliers dans un communiqué. «Les travailleurs européens constituaient l’épine dorsale du secteur de l’hôtellerie à Londres et le gouvernement n’a pas réfléchi à la manière dont ils seraient remplacés.»
Le secteur de la recherche est le second à avoir été rudement impacté. L’expulsion du Royaume-Uni du programme communautaire Horizon Europe est souvent cité. «De nombreux chercheurs basés outre-Manche ont déjà perdu des subventions et des rôles de direction dans de grands projets internationaux en raison de l’incertitude» peut-on lire dans le mensuel du secteur de la chimie. Tout vient du problème, en l’espèce, du protocole Nord-Irlandais. Si celui-ci est ratifié par Londres, l’UE acceptera un statut d’associé pour le Royaume-Uni au programme Horizons. Mais pour l’heure, ce n’est pas le cas.
Troisième sujet: le commerce et les douanes. Devant les problèmes d’approvisionnement rencontrés par son secteur agroalimentaire, l’administration britannique a d’abord dû reporter à plusieurs reprises l’introduction de contrôles douaniers pour les marchandises en provenance de l’UE. Et depuis leur introduction, tout patine.
«Il est temps que le gouvernement soit honnête au sujet des problèmes plutôt que de faire des promesses à outrance», répète à l’envi Meg Hillier, responsable des questions commerciales au parti travailliste. L’UE a, pour sa part, introduit des contrôles douaniers sur les marchandises arrivant dans le marché unique en provenance du Royaume-Uni à la fin de la période de transition post-Brexit, en janvier 2021.
Quelles conclusions tirer de cette débâcle post-Brexit?
D’abord, que le statu quo n’est pas tenable. C’est pour cela que Sadiq Khan a pris la parole, sans doute pour obliger son propre parti, le Labour (travailliste), à se positionner plus clairement avant les prochaines élections législatives qui auront lieu au plus tard en janvier 2025.
Mais quel accord? Rishi Sunak, le Premier ministre, a formellement nié envisager un «modèle suisse» basé sur des accords bilatéraux, éventuellement réunis dans un accord-cadre – l’option que le Conseil fédéral a rejetée en mai 2021, ouvrant la voie à de nouveaux pourparlers exploratoires menés depuis lors par la négociatrice suisse Livia Leu, attendue de nouveau à Bruxelles ce vendredi 20 janvier.
Ensuite, que le temps presse: «Les nouveaux contrôles aux frontières et les restrictions en matière d’immigration, qui résultent des choix du Royaume-Uni, ont perturbé le commerce et l’offre de main-d’œuvre. Les entreprises, en particulier, contestent l’objectif du gouvernement britannique d’exploiter sa nouvelle autonomie en s’écartant des normes européennes», note un porte-parole de la Commission européenne. Ironie: le négociateur communautaire chargé du suivi du Brexit, le commissaire Maros Sefcovic, est aussi l’interlocuteur de la Suisse.
Mais un autre dossier impose aussi à Londres d’accélérer ses discussions avec l’UE: celui de l’Écosse qui brandit toujours sa menace d’un nouveau référendum sur son indépendance, pour l’heure bloqué par la Cour suprême. Sans accord entre Londres et Bruxelles, empêcher les Écossais de faire parler les urnes deviendra juste impossible.