Lorsque les premières bombes sont tombées sur l’Ukraine il y a un mois, Alexandre Rodnianski s’est caché dans un bunker à Kiev avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Blick a pu le joindre par téléphone.
Son statut Whatsapp indiquait: «Tough times don’t last, tough people do», «Les périodes difficiles ne durent pas, les durs à cuire, oui». Alexandre Rodnianski a l’air fatigué. Depuis des jours, il fait du lobbying à Berlin pour un embargo sur le pétrole et le gaz russes et mène des entretiens avec le gouvernement allemand. Dans quelques jours, il repartira pour Kiev.
Jeudi, à Bruxelles, les chefs de gouvernement occidentaux n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un embargo énergétique contre la Russie. Etes-vous déçu?
Alexandre Rodnianski: Et comment. Je trouve cela honteux. Tant que cet embargo n’est pas mis en place, la Russie peut continuer à financer la guerre. Pourquoi ne fait-on pas davantage?
Un arrêt des importations de pétrole et de gaz russes comporte de gros risques économiques pour l’Europe.
Je ne comprends que partiellement cet argument. Je pense que le risque est surestimé. On a calculé ce que coûterait un embargo, et ce n’est pas si catastrophique au final. En outre, le risque pour l’Occident est bien plus élevé s’il continue à agir comme il l’a fait jusqu’à présent.
C’est-à-dire?
La guerre pourrait s’étendre à d’autres pays. Et même si cela n’arrive pas, la présence régulière de combats est catastrophique pour l’économie. Le simple fait de ne pas savoir si la guerre va continuer à s’intensifier est, à long terme, bien plus dommageable pour l’économie qu’un embargo sur l’énergie. Et il ne faut pas oublier que la population de la plupart des pays européens est favorable à des mesures plus sévères contre la Russie. La politique devrait mettre en œuvre la volonté du peuple, et ce le plus rapidement possible. Il y a urgence!
En tant qu’économiste en chef du bureau de la présidence ukrainien, vous élaborez des propositions de sanctions et les soumettez à l’Occident. Êtes-vous également en contact avec la Suisse?
Nous sommes en contact étroit avec tous nos pays partenaires, y compris la Suisse. Votre pays est très important pour nous.
Pourquoi?
Il y a énormément d’argent provenant de l’élite russe dans les banques suisses. Pour nous, il est vital que la Suisse soutienne la pression mondiale sur la Russie et veille à ce que cette guerre se termine bientôt.
Il y a une semaine, le président Zelensky a parlé aux Suisses lors d’un appel vidéo diffusé sur la Place fédérale, à Berne. Il a dit: «Je veux que vous sachiez ce que cela signifie lorsque des villes paisibles sont détruites. Détruites par des personnes qui vivent dans de belles communes de votre pays, qui jouissent de leurs propriétés dans des villes suisses. Ces personnes doivent se voir retirer ce privilège.»
C’est ce que je veux dire. La Suisse a une grande influence en ce qui concerne les sanctions personnelles contre les hautes sphères russes. Je souhaiterais que votre pays en fasse plus dans ce domaine.
La Suisse suit une voie particulière en matière de sanctions. Elle mise sur une obligation d’annonce. Les personnes et les institutions qui détiennent ou gèrent des avoirs de personnalités russes sanctionnées doivent les déclarer à la Confédération. Que pensez-vous de cette méthode?
Cela ne suffit pas. La Suisse doit, comme d’autres États, rechercher activement ces avoirs. Une grande partie des élites russes continue d’agir dans l’ombre. Elles cachent leurs fonds. La Suisse doit en faire plus, intervenir plus fermement. En outre, il serait important que les listes de personnes sanctionnées soient mieux harmonisées au niveau international.
Voyez-vous d’autres rôles pour la Suisse? En tant que pays neutre, la Suisse pourrait organiser une conférence de paix.
Pour nous, la priorité principale est la question des sanctions. La paix fait déjà l’objet de négociations ailleurs.
Comment les négociations progressent-elles?
Elles traînent en longueur. Je pense même que la Russie ne fait qu’exploiter notre volonté de dialogue, sans y croire elle-même.
Alors pourquoi ces négociations?
C’est une stratégie de la Russie pour détourner l’attention de l’Occident. Poutine espère que l’Occident attendra avant de prendre des sanctions plus sévères, tant qu’une paix semble possible. Il tente d’acheter du temps pour planifier de nouvelles offensives. Il joue un jeu insidieux.
L’Ukraine serait-elle prête à faire des compromis?
Nous sommes prêts à discuter d’un statut de neutralité pour l’Ukraine. Une adhésion à l’OTAN n’est de toute façon pas réaliste, l’OTAN nous l’a clairement fait savoir. Mais pour nous, une neutralité n’est envisageable que si elle est liée à des garanties de sécurité concrètes.
L’Ukraine serait-elle prête à céder des territoires?
Non.
Même pas la Crimée, annexée par la Russie en 2014?
En aucun cas.
Une autre exigence de Poutine est la démilitarisation de l’Ukraine.
Nous ne savons pas très bien ce que la Russie entend par là. Ce qui est clair, c’est que nous aurons bien sûr toujours besoin d’une armée. Elle continuera d’exister.
Votre armée est actuellement soutenue matériellement par l’Occident. Quelle est l’importance des livraisons d’armes occidentales?
Elles sont décisives. Tout comme les sanctions. Mais là aussi, il nous manque une action rapide de l’Occident. Nous continuons d’attendre des armes et des munitions. L’UE disposerait par exemple d’importants stocks d’armes datant de l’époque soviétique. Elle n’en a pas besoin, mais nous si.
Pourtant, plus l’Occident s’engage militairement, plus le risque nucléaire augmente…
La menace d’armes nucléaires n’est qu’une tactique d’intimidation de Poutine. Il veut dissuader l’Occident d’intervenir.
Vous ne pensez pas qu’il existe un risque que Poutine utilise des armes nucléaires?
Non, ne serait-ce que parce que l’élite russe a beaucoup trop à perdre. Ces gens aiment profiter de la vie autant qu’ils le peuvent. Ils possèdent des yachts d’une valeur de plusieurs centaines de millions de francs. Je ne peux pas imaginer que quelqu’un en Russie ait un quelconque intérêt à une guerre nucléaire.
Les élites russes ont-elles une quelconque influence sur cette décision?
Malheureusement, de moins en moins. Ces dernières années, Poutine s’est délibérément isolé. En tant que dirigeant autoritaire, en tant qu’homme du KGB, il sait qu’il doit se protéger d’une révolte de palais. Tout contact humain représente un risque.
Vous ne croyez donc pas à un renversement de Vladimir Poutine?
C’est peu probable, mais ça reste possible.
Comment pourrait-on l’arrêter alors?
À plus long terme, j’espère un soulèvement de la population civile. Le régime autoritaire de Poutine doit être déstabilisé. Mais le plus important aujourd’hui est de priver l’État russe du financement de la guerre. Cet objectif est encore loin d’être atteint. Avec les prix que l’Occident continue de payer pour le pétrole et le gaz, Poutine peut encore financer la guerre pendant longtemps.
Vous allez retourner à Kiev dans les prochains jours. Cela signifie retourner en zone de guerre. Avez-vous peur?
Je suis conscient du danger. Mais pour l’instant, je n’ai qu’une idée en tête: sauver notre pays.
À Kiev, vous allez retrouver le président, Volodymyr Zelensky. A-t-il changé depuis le début de la guerre?
Il est devenu une figure de proue encore plus forte. Je le trouve plus dur, plus capable de s’imposer et plus déterminé.
En tant que conseiller personnel de Zelensky, êtes-vous devenu une cible militaire pour les Russes?
Comme je l’ai dit, je suis conscient du danger et nous prenons les mesures de sécurité qui s’imposent. Mais vous comprendrez que je ne peux pas donner de détails à ce sujet. Je peux toutefois vous assurer que nous restons combatifs malgré tous les risques.
(Adaptation par Alexandre Cudré)