Ouvrons les yeux: l’Arménie est aujourd’hui victime de notre faiblesse et de notre dépendance, engendrées par la guerre de Vladimir Poutine. Notre faiblesse? Oui. Car la Suisse porte, comme ses voisins européens, sa part de responsabilité indirecte dans la tragédie humanitaire en cours au Nagorny-Karabakh.
Débouché privilégié des hydrocarbures de la mer Caspienne et marché très lucratif pour Socar – le géant pétrolier de l’Azerbaïdjan dont la flamme stylisée des stations-service borde nos routes –, la Confédération n’est pas du tout étrangère à ce rapport de force dont les autorités de Bakou entendent bien profiter les armes au poing. Les faits sont têtus: personne, de Zurich à Paris en passant par Berlin ou Bruxelles, n’a aujourd’hui envie de prendre le moindre risque énergétique pour stopper, dans cette enclave séparatiste majoritairement peuplée d’Arméniens, l’avancée de l’armée azérie, équipée en matériel moderne par son allié et protecteur turc.
L’assaut de l’Azerbaïdjan sur le Karabakh en images
Le cessez-le-feu décrété mercredi 20 septembre après 24 heures d’hostilités ne doit en effet pas faire illusion. Il ne reste plus aux diplomates qu’à prier pour qu’Ilham Aliev, le dictateur azéri au pouvoir depuis 2003, respecte les termes de la négociation humanitaire en cours après la reddition des forces arméniennes du Karabakh, et ne procède pas dans la foulée au nettoyage ethnique que beaucoup souhaitent dans son pays. Possible? Pas sûr.
L’échec de la diplomatie européenne d’un côté, et le quasi-abandon de l’Arménie par la Russie sur l’autel des relations entre Moscou et Ankara n’incitent pas à l’optimisme. Pire, du point de vue géopolitique, le refus par les Occidentaux de reconnaître les républiques séparatistes ukrainiennes place l’Arménie dans une position intenable. Pourquoi défendre, au Karabakh, une enclave dont l’indépendance n’a jamais été reconnue par les Nations unies alors que les troupes ukrainiennes armées par les pays de l’Otan se battent pour permettre à Kiev de récupérer les territoires russophones de Donetsk et Lougansk?
Les revendications de l’Azerbaïdjan ne peuvent-elles pas être comparées à celles de l’Ukraine? Un tel deux poids-deux mesures est, un an et demi après l’agression russe du 24 février 2022, devenu ingérable.
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Gaz hivernal
Nous sacrifions l’Arménie pour du gaz hivernal. Telle est la réalité que la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a confirmé, dès juillet 2022, en annonçant le renforcement des relations entre l’UE et l’Azerbaïdjan. Les mots du communiqué bilatéral avaient d’ailleurs, quelques semaines après le déclenchement de la guerre en Ukraine, tout d’un avertissement: «Un nouvel accord global permettra, pouvait-on lire, de renforcer la coopération dans un large éventail de domaines, notamment la diversification économique, les investissements et le commerce, et de tirer pleinement parti du potentiel que recèle la société civile, tout en soulignant l’importance des droits de l’homme et de l’état de droit.»
Objectif prioritaire: obtenir de l’Azerbaïdjan au moins 20 milliards de mètres cubes de gaz annuel d’ici à 2027 pour les 27 pays membres de l’Union. Pas un mot sur le Karabakh, où le président du Conseil européen Charles Michel avait promis une médiation. Tout en reconnaissant que l’important est moins le respect des frontières de l’enclave que «la garantie des droits et de la sécurité de la population arménienne de souche».
Vladimir Poutine peut bien sûr, lui aussi, être accusé d’avoir sacrifié l’Arménie et les Arméniens. Sauf que cela n’a rien d’étonnant de la part d’un dirigeant embarqué dans une logique impériale, où les hommes et les souffrances ne comptent guère. Le cas des Européens, embarqués dans la défense de la cause arménienne depuis le génocide turc de 1915-1916, est d’une toute autre nature.
A quoi bon proclamer les différences de «valeurs» qui nous opposent au Kremlin? A quoi bon dénoncer en Ukraine, comme Ursula von der Leyen, la «guerre de l’autocratie contre la démocratie», si l'intraitable loi du gaz est finalement la plus forte?