Un pan d'histoire toujours difficile
Les tirailleurs sénégalais, jetés au front par la France coloniale

La polémique déclenchée par les propos de l'acteur Omar Sy sur la guerre en Ukraine n'est pas surprenante. En France, l'exploitation militaire du colonialisme n'est toujours pas vraiment reconnue et acceptée.
Publié: 04.01.2023 à 15:38 heures
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Dernière mise à jour: 04.01.2023 à 17:33 heures
Le 20 décembre 2022, «Tirailleurs» a été présenté en avant-première à Dakar, au Sénégal. Avant lui, un autre film, «Indigènes», avec Jamel Debbouze et Roshdy Zem, avait raconté le destin des combattants issus des colonies dans l'armée française.
Photo: AFP
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Richard WerlyJournaliste Blick

Ils furent, ni plus ni moins, de la chair à canon à peau noire. Des combattants réputés féroces, redoutés par les ennemis de la France durant les deux guerres mondiales, puis lors des affrontements en Indochine, jusqu’à la défaite de Diên Biên Phu en 1954.

Les tirailleurs sénégalais, objet du film qui sort ce mercredi avec l’acteur Omar Sy en vedette, furent d’abord la «Force noire» de l’armée coloniale française, à partir de 1860. Ils étaient recrutés pour mater les rebelles. Ils tirèrent sur d’autres Africains, sur ordre de leurs officiers blancs, avant d’être lancés à l’assaut des tranchées allemandes, comme on le voit sur grand écran, à travers l’histoire croisée de deux soldats, le jeune Thierno et son père Bakary (joué par Omar Sy). Ces tirailleurs ne furent pas un «épisode» de l’histoire militaire française. Ils en furent d’abord la conséquence. Il y avait un dominant, blanc et ultra-minoritaire. Il y avait des dominés, noirs, arabes ou asiatiques, qu’il fallait maintenir dans l’oppression, en contradiction totale avec la devise républicaine «Liberté-Égalité-Fraternité».

Au service de la France qui opprime

Cet arrière-plan historique est peu présent dans le film «Tirailleurs», présenté au Festival de Cannes 2022 et égratigné par une partie de la critique pour son scénario trop convenu: un jeune soldat africain que son père va, sans le savoir, retrouver dans la boue et le froid des tranchées et dont le rêve est de gravir les échelons de la hiérarchie militaire. Mais tout s’explique par cette histoire: quelles que furent leurs qualités au combat, les tirailleurs – nom donné en premier aux combattants sénégalais, puis à l’ensemble des combattants noirs – étaient au service d’une France qui tue, pille et déporte d’autres populations indigènes.

Ce fut le cas, par exemple, lors de la conquête sanglante de Madagascar, entre 1895 et 1905, puis à nouveau en 1947, lorsque la population de la grande île africaine voulut s’émanciper. Tortures, exécutions sommaires, regroupements forcés, villages incendiés… Aucune horreur n’est épargnée. Les tirailleurs sénégalais sont mobilisés pour réprimer, rejoints ensuite par des unités nord-africaines. Impossible d’aborder le sujet de leur présence dans l’armée française sans faire le procès de la colonisation.

Retrouvez la bande-annonce de «Tirailleurs»:

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Chair à canon

Chair à canon: le mot fait mal, mais il est juste, même s’il est contesté par des historiens reconnus de la colonisation française, comme Eric Deroo. «L’argument de la chair à canon ne tient pas, expliquait-il en 2018 à France Info. Les pertes sont comparables à celles des troupes métropolitaines. Les troupes coloniales sont en fait des formations mixtes avec un encadrement d’officiers et de sous-officiers blancs. On peut dire qu’un quart de ces unités était composé de Blancs. L’idée de troupes africaines transformées en chair à canon est née en 1917 au Chemin des Dames. Dans ces combats, plus de trente bataillons de tirailleurs ont été étrillés.»

Sauf que la guerre de 1914-1918, montrée dans le film, fait suite à d’autres épisodes terribles pour cette «Force noire», y compris sous d’autres latitudes. Durant la guerre de sécession aux États-Unis, les «Buffalo Soldiers» du 10e régiment de cavalerie de l’Union se voient confier les charges les plus rudes et les plus meurtrières. Dans le détroit des Dardanelles, en 1915, les troupes indiennes de l’armée royale britannique sont décimées lors de la bataille de Gallipoli.

Même scénario à chaque fois: les soldats issus des territoires lointains de l’Empire sont gaspillés sans sourciller. «L’utilisation de ces tirailleurs dans la guerre était dans la droite ligne du colonialisme français, poursuit Pascal Blanchard, auteur de 'La France noire' (Ed. La Découverte). La France se voulait civilisatrice. L’armée était l’entrée dans la République.»

Omar Sy et la polémique

Pas étonnant, dans ces conditions, que les remarques d’Omar Sy sur la guerre en Ukraine aient suscité un début de polémique. Fils d’un père sénégalais et d’une mère mauritanienne, français de naissance, originaire de Trappes, une ville des Yvelines connue pour ses cités, l’acteur a relativisé. «Une guerre, c’est l’humanité qui sombre, même quand c’est à l’autre bout du monde, a-t-il expliqué au «Parisien. On se rappelle que l’homme est capable d’envahir, d’attaquer des civils, des enfants. On a l’impression qu’il faut attendre l’Ukraine pour s’en rendre compte. Oh, les copains? Je vois ça depuis que je suis petit. Quand c’est loin, on se dit que là-bas, ce sont des sauvages, nous, on ne fait plus ça.»

Retrouvez Omar Sy dans «Quotidien»:

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Double frappe verbale dans ses propos, qu’il a de nouveau assumés dans l’émission «Quotidien» sur TMC. Première frappe sur la violence guerrière de retour en Europe, toujours tentée de faire oublier qu’elle fut le théâtre des deux conflits les plus effrayants de l’histoire. Seconde frappe sur la notion de «sauvage» associée aux Africains en guerre.

Or telles étaient bien les convictions des généraux français Faidherbe et Mangin, créateurs des unités de la «Force noire». Servir la France, c’était alors s’extirper de sa condition. «Le contraste entre la nudité, symbole du 'sauvage', et l’uniforme, signe de modernité, est systématiquement mis en avant dans l’iconographie populaire, notent les historiens Eric Deroo et Antoine Champeaux dans un article de 2017. En 1899, ce sont les tirailleurs de la colonne du commandant Marchand, qui a traversé l’Afrique d’ouest en est, qui défilent triomphalement à Paris. Il en ira de même à l’occasion de tous les événements marquants de l’épopée coloniale jusqu’au défilé du 14 juillet 1913, qui consacre définitivement le rôle de l’armée d’Afrique et de l’armée coloniale au sein de la Nation.»

Le paradoxe est cruel et Omar Sy a raison de le redire: s’enrôler dans les «tirailleurs sénégalais» signifiait, avant la Première guerre mondiale, rejoindre la civilisation. Pour ne plus être un sauvage. Avant d’être utilisé dans les tranchées et sur le front comme arme de destruction massive. Dans une guerre bien plus sauvage et meurtrière que celles menées, depuis des siècles, par les populations des continents colonisés.

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