Pour l'expert des questions de défense François Heisbourg
«Berne devrait négocier un accord bilatéral de défense avec Bruxelles»

Comment rester neutre sur un continent européen de plus en plus dominé par l'OTAN, cette Alliance atlantique avec laquelle la Suisse veut se rapprocher? L'expert François Heisbourg a une réponse: négocier d'urgence un accord bilatéral de défense avec l'UE.
Publié: 13.07.2023 à 18:00 heures
|
Dernière mise à jour: 13.07.2023 à 23:09 heures
1/6
La neutralité suisse a préservé le pays de la Seconde Guerre Mondiale. Mais le monde a changé...
Photo: Keystone
Blick_Richard_Werly.png
Richard WerlyJournaliste Blick

François Heisbourg connaît très bien la Suisse et son armée. Ancien président du Centre de politique et de sécurité de Genève, conseiller de la Fondation pour la recherche stratégique à Paris, cet expert français des questions de défense suit donc de près les discussions entre la Confédération et l’OTAN, qui vient de tenir son sommet à Vilnius (Lituanie). Dans son dernier livre «Les leçons d’une guerre» (Ed. Odile Jacob), il brosse le portrait d’un monde de plus en plus polarisé. Un monde qui exige des alliés pour préserver nos démocraties. La Suisse peut-elle le faire sans partenaires?

La Suisse est neutre et entend le rester, même si la Finlande et la Suède ont pris, elle, un autre chemin en rejoignant l’OTAN, dont le sommet vient de s’achever à Vilnius (Lituanie). Qui a raison? Qui a tort?
Ce n’est pas comme ça qu’il faut poser la question. Tout dépend des défis militaires pour chaque pays, des réponses qu’il veut apporter et de sa capacité à supporter les coûts de la nouvelle donne internationale engendrée par la guerre en Ukraine. Faisons simple: dans le cas de la Suisse, la neutralité va coûter de plus en plus cher. Et, elle sera de plus en plus compliquée à défendre. On est plus à l’époque de la Seconde Guerre Mondiale. Durant ce conflit, rappelons-le, la neutralité suisse a consisté à conserver des liens commerciaux, industriels et parfois militaires avec tous les belligérants. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. La preuve? Le Conseil fédéral a décidé, dès le 28 février 2022, soit quatre jours après l’agression russe, d’appliquer les sanctions contre la Russie de l’Union européenne. Hier, entre 1940 et 1945, la neutralité a rapporté à la Suisse. C’est un fait objectif. Aujourd’hui, elle pourrait finir par lui coûter très cher.

Donc c’est fini? Adieu, la neutralité?
Non. Vouloir rester neutre est parfaitement respectable. Je comprends que cela fait partie de l’ADN de la nation helvète. Il faut prendre cela en considération. La Suisse moderne s’est fabriquée en partie sur ce mythe de la neutralité. La question, c’est le «comment». Comment on équipe l’armée suisse en restant neutre? Comment on traite ses principaux partenaires, s’ils font face à un danger en provenance de pays autoritaires comme la Russie ou la Chine? Comment on tient compte du contexte stratégique de 2023? J’ai participé à la commission Brunner qui, à la fin des années 1990, a redéfini le concept de neutralité. J’avais été auditionné à plusieurs reprises. À ce moment-là, l’idée centrale était, pour préserver le statut neutre, de ne pas vendre des armes aux belligérants, quels qu’ils soient. Vous pensez que c’est tenable aujourd’hui? Regardez le débat sur la réexportation des munitions. Soit, on ferme les yeux. Soit, on les ouvre, et alors…

Parlons clairement: l’interdiction de réexportation des armes vendues par la Suisse ne tient pas?
Expliquez-moi pourquoi un char qui n’a jamais appartenu à l’armée helvétique et n’a jamais posé une chenille sur le territoire suisse ne peut pas être réexporté vers l’Ukraine en guerre par le pays qui l’a commandé et payé. Ça ne tient pas! Si l’industrie suisse de l’armement veut continuer d’avoir des clients, elle n’a pas le choix que de réviser ces règles. On n’est plus dans la neutralité. On est dans l’absurde.

Retrouvez Richard Werly sur CGTN (en anglais)

Contenu tiers
Pour afficher les contenus de prestataires tiers (Twitter, Instagram), vous devez autoriser tous les cookies et le partage de données avec ces prestataires externes.


L’OTAN est plus que jamais la référence en matière de défense sur le continent européen. Même la Suisse veut se rapprocher de cette alliance dominée par les États-Unis. Logique ou dangereux?
Les deux. Logique, car l’OTAN est incontournable. L’Alliance encercle littéralement la Suisse et l’Autriche, autre pays neutre, donc… Mais dangereux car une alliance a des règles. Surtout quand elle est très puissante. Pour moi, la Suisse devrait au contraire regarder du côté de l’Union européenne. L’idée d’un pilier européen de l’OTAN, voire d’une autonomie stratégique de l’Union par rapport aux États-Unis, cela devrait parler à la Suisse. Dans ce cadre-là, la neutralité helvétique pourrait être confortée par ses voisins et partenaires. Je sais que Berne est en train de reprendre les négociations avec Bruxelles, en vue de nouveaux accords bilatéraux. Pourquoi ne pas envisager un accord bilatéral en matière de défense? L’Europe est l’environnement industriel et commercial naturel pour la Suisse. Mais je sais que le gouvernement a préféré acheter des F35 Américains…

Revenons sur la réexportation des armes fabriquées en Suisse. Quelle solution?
Il faut différencier les armes produites intégralement en Suisse, destinées à l’armée helvétique, et celles produites en partie dans le pays. Il faut des pourcentages, des seuils. Bref, il faut s’adapter aux réalités du marché des matériels militaires. C’est pour ça qu’un accord avec l’Union européenne aurait du sens. Il permettrait à l’industrie suisse de l’armement de ne pas reposer seulement sur la demande et les besoins nationaux. Berne devrait négocier un accord bilatéral de défense avec Bruxelles. Un accord bilatéral libérerait la Suisse de la partie la plus inadaptée de ce carcan quasi mythologique qu’est la neutralité.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la