L’argent public manque pour financer le maintien du départ à la retraite à 62 ans en France? Non! Trois fois non! Me voici dans le cortège syndical, pour cette sixième journée d’action contre la réforme des retraites. Et pas n’importe où! En plein quartier Latin, sur le boulevard Saint-Germain, juste en face de ces deux institutions que sont le Café de Flore et la Brasserie Lipp.
So chic? Pas vraiment. À quelques pas des touristes attablés en terrasse, la révolution gronde. Maëlle, 35 ans, est juchée sur un feu rouge. Elle brandit une affiche montrant Emmanuel Macron en Louis XVI, avec cette formule choc: «Le méprisant de la République». Le peuple de Paris est dans la rue. Ils sont à l’évidence des dizaines de milliers à s’être mobilisés de nouveau. Pas question, pour ces Français convaincus que le gouvernement leur ment, de prendre en considération les chiffres du déficit public et autre dette que le journaliste suisse évoque à chaque question ou presque.
L’argent ne manque pas
Non, l’argent ne manque pas. C’est Jeff qui le dit. Mieux: il le claironne, avec sur la poitrine une pancarte ornée d’une phrase de Jules Vallès, leader du socialisme naissant au XIXe siècle. Ces Français-là ne veulent pas entendre parler d’une quelconque réforme des retraites. Ils ne font aucune confiance aux députés et sénateurs qui doivent boucler l’examen parlementaire du texte d’ici au 26 mars. Ils ne sont pas tous syndiqués. Mais ils défilent sous la bannière de la CGT.
Je crois rêver: le groupe qui avance vers moi, pour l’essentiel composé de jeunes femmes, réunit... des employés de la Banque de France. Ce sont eux qui assurent, dans le pays, la mise en œuvre des décisions de la Banque centrale européenne. Ils connaissent donc les règles de l’art en matière financière et les contraintes de la monnaie unique. Enfin, c’est ce que je pensais. Car pour eux non plus, l’argent n’est pas le problème: «Les multinationales regorgent de profits cette année. Regardez Total (ndlr: 19 milliards d’euros), LVMH (21 milliards), l’armateur CMA-CGM (23 milliards)! C’est là que se trouve la solution au problème des retraites. Arrêtons de faire peur aux Français!»
Nous sommes bien en France. À Paris. Au cœur d’un des quartiers les plus huppés de la capitale. Pierre et Jean-Jacques, tous deux sexagénaires, se sont assis pour boire une bière à la terrasse du Flore. L’un est retraité de la fonction publique territoriale, dans le département du Val-de-Marne. L’autre a pris sa retraite de la SNCF à 58 ans. Ils rigolent: «On devrait s’asseoir, consommer et partir sans payer. Les riches de ce quartier nous doivent bien ça.» Je m’esclaffe. Ils me regardent. On cause. Ils corrigent aussitôt leurs remarques, m’affirment qu’ils n’ont jamais eu l’intention de partir sans payer les deux bières à 11 euros chacune. Bravaches, les retraités rebelles.
Eux non plus ne digèrent pas l’argent du pétrole, du luxe ou du transport maritime. Ils m’écrivent sur mon carnet le chiffre avancé par le ministre des Finances lui-même, Bruno Le Maire: un déficit programmé de 13,5 milliards en 2030 pour le système français des retraites si celui-ci n’est pas réformé. 13,5 milliards, soit presque rien selon eux. «Macron fait les calculs qui arrangent ses copains mondialisés. Nous, on veut garder l’exception française. Elle a un prix. Et alors?»
Bruno Le Maire chiffre le déficit à 13,5 milliards d’euros:
Difficile à comprendre, vu de l’étranger
Voilà ce qui est si difficile à comprendre, vu de l’étranger: pour ces centaines de milliers de manifestants à travers la France, le problème des retraites n’est ni financier, ni démographique. Il est PO-LI-TI-QUE. «Qui a intérêt à ce qu’on travaille plus longtemps?, interroge Jacques, militant communiste, affairé à tendre une soucoupe pour récolter des dons afin de soutenir les grévistes. Dites à nos amis suisses qu’ils feraient bien de se poser aussi ce genre de questions!»
J’y vais de mon interrogation rituelle sur le référendum. Ne faudrait-il pas consulter les Français sur les retraites? «Oui, mille fois oui, de toute façon, c’est réglé, les Français sont contre. Massivement.» Je regarde Jacques et je lui explique la différence entre les urnes et les sondages, selon lesquels deux tiers des Français sont hostiles à cette réforme. Ah bon? Le militant, bonhomme, me dit ne pas y croire en souriant. Pour lui, c’est tranché. La réponse à un référendum ne peut être, en France, que «Non» au report de l’âge de la retraite à 64 ans.
Un dialogue de sourds
Le reste est un dialogue de sourds. Je parle compétitivité, profits, propriété privée, argent privé, retraites à 65, 67, voire 68 ans dans le reste de l’Europe. On me répond que je n’ai rien compris. Que l’État, en France, «peut trouver de l’argent s’il le veut». Soit.
On vire sur les élites et la démocratie. Constat unanime: «Quelle démocratie? Ce qu’il faudrait, c’est une VIe République. Macron n’a pas vraiment été élu…» Jacques revient vers moi. Il est, lui, retraité de l’enseignement: «On n’est plus vraiment représenté. La dimension sociale de la démocratie a disparu. On gère le peuple comme si nous étions les employés de l’entreprise Macron SA.»
La droite sénatoriale devrait voter la réforme
Six journées d’action. Un blocage social de grande ampleur annoncé. Une réforme des retraites que le gouvernement ne parvient plus à expliquer, et que la droite sénatoriale devrait tout de même voter. J’ai compris: les Français qui marchent devant moi rêvent de détrousser Total, LVMH et CMA. Et tant pis si ce rêve-là, dans un pays européen moderne régi par des lois, est un cauchemar pour toute une partie de la population. Nous sommes le 7 mars 2023. Et le feuilleton de la réforme des retraites fait toujours un carton dans les rues de l’Hexagone.