La coïncidence est, en soi, un rappel à l’ordre politique. C’est à une cinquantaine de kilomètres d’Hénin-Beaumont, municipalité symbole gérée par le Rassemblement national dans le Pas-de-Calais depuis 2014, que vont se dérouler ce lundi 24 octobre les obsèques de la jeune Lola, 12 ans, assassinée à Paris voici dix jours. Les parents de la victime, originaires de cette partie du nord de la France, ont tout fait pour éviter, avec une infinie dignité, que ce meurtre atroce soit récupéré par telle ou telle formation politique.
Expulsions impossibles, une douloureuse réalité
Restent les faits et l’onde de choc. Chaque jour ou presque, de nouvelles informations font surface sur la vie que menait, malgré l’ordre d’expulsion du territoire français qui la frappait, la principale suspecte du meurtre, aujourd’hui incarcérée à la prison de Fresnes.
Le ministre français de l’intérieur lui-même, Gérald Darmanin, ancien maire de la localité voisine de Tourcoing (Nord), a reconnu que les difficultés rencontrées par les autorités pour expulser les clandestins sont une douloureuse réalité. Impossible, dès lors, de ne pas s’interroger sur les raisons de cet échec à mettre en œuvre les OQTF, les «obligations de quitter le territoire français» qui, normalement, sont supposées rimer avec une expulsion, de gré ou de force.
Selon Darmanin, 700'000 clandestins en France
D’abord les chiffres. Dans la récente émission «Face à Baba» animée par Cyril Hanouna mercredi 18 octobre, Gérald Darmanin a reconnu que 700'000 immigrés clandestins séjournent aujourd’hui en France. Un chiffre sans doute minoré, puisque plusieurs études évaluent ce nombre entre 900'000 et un million. Attention: tous ces étrangers arrivés en France hors des circuits normaux et légaux d’immigration ne sont pas menacés d’expulsion. Le nombre approximatif des OQTF est d’environ 120'000 par an, comme le confirmait récemment le quotidien catholique La Croix.
Un clandestin sur neuf présents en France est donc sous le coup d’un ordre d’expulsion. L’OQTF, délivré par les préfectures, sanctionne le refus définitif d’un séjour légal pour les personnes concernées qui doivent alors quitter le pays dans un délai d’un mois – ou, plus rarement, dans l’immédiat. Telle était la situation de la principale suspecte du meurtre de Lola, repérée et identifiée par les caméras de surveillance sur les lieux du crime. Arrivée en France légalement en 2016 pour y étudier, celle-ci avait ensuite, progressivement, glissé dans la clandestinité.
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Le chiffre qui fâche est toutefois celui des reconduites à la frontière, c’est-à-dire de l’exécution des OQTF. Il vient, eux aussi, de Gérald Darmanin: il les a publiés sur son compte Twitter juste avant son intervention en direct sur le plateau de «Face à Baba». Ils portent sur la période allant de janvier à septembre, pour permettre de comparer les trois dernières années. Exactement 8807 OQTF exécutées en 2020, alors que la pandémie avait entraîné une fermeture généralisée des frontières. Puis 9756 en 2021.
Enfin, on compte 11'618 reconduites à la frontière en 2022. L’augmentation est sensible. Mais le volume total des expulsions ne dépasse pas, sur un an, les 13-14% des individus concernés par des OQTF: un clandestin expulsé pour sept à huit personnes qui, elles, demeurent en France. La tension migratoire est, dans ces conditions, logique. A titre de comparaison, 5961 requérants d’asile et étrangers ont quitté la Suisse en 2019 par voie aérienne sous la surveillance des autorités (contre 6137 en 2018), selon le rapport annuel fédéral sur les migrations. Pour un pays de 8,6 millions d’habitants alors que la France en compte 67 millions.
La raison la plus souvent citée par les autorités françaises pour justifier cet échec est le refus fréquent des pays d’origine des étrangers visés par les OTF d’accepter leur retour, par exemple en refusant les laissez-passer consulaires indispensables. Des pays comme l’Algérie sont ainsi réputés pour entraver ces expulsions pour diverses raisons, à commencer par les problèmes dans la vérification de la citoyenneté effective des intéressés. Le cas de pays en guerre, ou avec lesquels la France n’a plus de relations diplomatiques, comme le Mali (où le gouvernement est aujourd’hui très anti-français) ou l’Afghanistan est aussi évoqué. Mais deux autres raisons sont plus fondamentales.
Contestation possible devant les tribunaux
La première est le fait que ces OQTF, une fois délivrées, peuvent être contestées devant les tribunaux. Telle est d’ailleurs l’une des raisons du nouveau projet de loi sur le droit d’asile que prépare le gouvernement (on l’attend cet hiver 2022 au parlement), en vue de diminuer les recours possibles. La seconde raison est celle des moyens humains exigés par l’exécution de ces obligations de quitter le territoire.
Comment retrouver les individus s’ils fuient leur lieu de domicile connu? Comment, s’ils sont interpellés et placés dans des centres de rétention, les acheminer ensuite vers les vols puis les faire embarquer? 24 centres de rétention existent en France. Tous sont confrontés, presque au quotidien, au cas de migrants expulsables que le personnel aérien a refusé d’accepter à bord, ou au cas de personnes qui s’opposent physiquement à leur déportation.
Trop peu d’incitations financières au départ volontaire
Ces difficultés sont d’autant plus aiguës que les incitations financières au retour pour les migrants expulsables ne sont pas de nature à augmenter les départs. Il existe bien une procédure d’aide au retour volontaire. L’Office français de l’immigration et de l’intégration organise alors le retour de la personne (frais de voyage, aide financière, soutien administratif pour la préparation du voyage…) et propose une aide à la réinsertion. Sauf que le pécule proposé de 300 à 650 euros au départ (+ majoration exceptionnelle pouvant aller jusqu’à 1250 euros) reste trop peu incitatif.
A titre de comparaison, l’Allemagne met à disposition une somme de mille euros par personne, plus une aide médicale de 2000 euros pendant trois mois après le retour. La Suisse participe, elle, à hauteur de mille francs par personne, plus trois mille francs en cas de projet de réinsertion professionnelle sur place.
Une procédure bureaucratique peu dissuasive
Des OQTF contestées devant les tribunaux. Des départs volontaires trop peu incitatifs. Des procédures d’expulsion trop coûteuses et aléatoires. Une coopération trop variable avec les pays d’origine sur lesquels le gouvernement français manque parfois de moyens de pression (l’Algérie, grand exportateur de gaz vers l’Europe, sait user de cet argument). Finalement, tout cela ressemble à une impasse.
La délivrance des OQTF, ces obligations à quitter le territoire français, se transforme en procédure bureaucratique avec trop peu d’effets pour être dissuasive. Et, surtout, réellement appliquée.