Longtemps, la consigne a été claire. Un ministre français mis en examen, c’est-à-dire inculpé par la justice, devait démissionner. Ce fut le cas, pour la dernière fois, du ministre de la Justice François Bayrou et de la ministre de la Défense Sylvie Goulard. Tous deux, du même parti centriste Modem, quittèrent le premier gouvernement de la présidence Macron quelques semaines après avoir été nommés, en juin 2017, en raison de leur mise en cause dans une affaire d’emplois fictifs d’assistants parlementaires.
Ironie du calendrier: François Bayrou, 72 ans, aujourd’hui haut-commissaire au plan en France (fonction non ministérielle), vient d’ailleurs de voir son procès s’achever le 21 novembre. Le jugement sera connu le 5 février.
Changement radical de posture en 2023. Deux ministres importants gouvernent quasiment depuis le tribunal!
Le premier est le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, qui comparait depuis le 6 novembre devant la Cour de justice de la République, l’instance qui juge les membres du gouvernement pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions. Le garde des Sceaux (dénomination officielle de son poste) est accusé d’avoir usé de ses prérogatives ministérielles pour régler ses comptes avec quatre magistrats qu’il avait publiquement critiqués lorsqu’il était avocat. Le jugement de la CJR sera connu ce mercredi 29 novembre.
De la réforme des retraites au tribunal
Le second est le ministre du Travail, Olivier Dussopt, figure de la réforme controversée des retraites qui provoqua un incendie social dans le pays au premier semestre 2023. Cet ancien député socialiste, rallié à Emmanuel Macron, comparait devant le Tribunal correctionnel de Paris pour «favoritisme» dans l’attribution d’une concession municipale de traitement des eaux, lorsqu’il était maire d’Annonay (Ardèche), en 2009.
La réforme des pensions portée par ce ministre et adoptée sans vote le 16 mars 2023 – grâce au recours à l’article 49.3 de la Constitution – a touché tous les Français. Elle a retardé l’âge de départ à la retraite à 64 ans (au lieu de 62) et exigé un sacrifice social. De quoi, a priori, exiger l’exemplarité du ministre en charge du dossier…
Gouverner en étant accusé
La vérité est que la fameuse jurisprudence «mise en examen-démission» est désormais foulée aux pieds. Et ce, à l’heure où les colères sont multiples dans le pays où, voici pile cinq ans, les gilets jaunes protestataires déferlaient sur les ronds-points et prenaient d’assaut l’Arc-de-Triomphe à Paris. Emmanuel Macron a plusieurs fois défendu ce refus de quitter le gouvernement, alors qu’il promettait en mai 2017, après sa première élection, de «moraliser la vie publique».
Selon lui, «la justice est une autorité, pas un pouvoir». Seule une condamnation impose à un ministre de démissionner, sauf si celui-ci considère comme indispensable de se mettre en retrait pour se défendre. Problème: continuer de gouverner lorsque l’on est un prévenu ordinaire n’est pas simple. Éric Dupond-Moretti, le ministre de la Justice, continue de prononcer des discours, mais se retrouve soupçonné de conflit d’intérêts pour toutes ses décisions concernant la magistrature. Olivier Dussopt a, lui, quasiment choisi de s’absenter de son ministère.
Présomption d’innocence
L’argument massue des ministres incriminés et de leurs avocats est de réaffirmer, à juste titre, la présomption d’innocence. Un autre argument consiste à renvoyer les dirigeants de l’opposition à leurs propres mésaventures judiciaires. Marine Le Pen, cheffe du Rassemblement national, est menacée d’un prochain procès pour «détournement de fonds publics». Jean-Luc Mélenchon, de la France Insoumise (gauche radicale) a été jugé pour «injures et diffamations publiques» envers des journalistes. Restent les faits: gouverner, c’est décider au nom de la nation et pour elle.
Alors? «Emmanuel Macron est pris entre l’impératif du service public et sa volonté de montrer qu’il n’enlève pas sa confiance facilement, qu’il est loyal avec son équipe», estime le politologue Bruno Cautres, de Sciences-Po. Les défenseurs d’Éric Dupond-Moretti soulignent par exemple son bon bilan, et sa capacité à ne pas se laisser «perturber» par la Cour de justice de la République composée de magistrats et de parlementaires.
L’exemplarité, cette priorité
Selon les sondages, les Français eux, sont plus que dubitatifs. 73% pensent que leur justice fonctionne mal d’après l’institut IFOP. 77% estiment que l’État ne se donne pas les moyens de lutter contre la corruption des élus. 50% n’accordent aucune confiance dans les partis politiques pour lutter contre la corruption. Des chiffres qui font mal sur le plan de l’exemplarité, alors que celle-ci est une priorité pour 80% des électeurs, selon une grande enquête menée avant l’élection présidentielle 2022 par le quotidien «Ouest-France».
La réalité, en tout cas, n’est pas de nature à leur redonner confiance. Ces jours-ci, le procès en appel de l’ancien président Nicolas Sarkozy dans l’affaire Bygmalion (concernant le financement illégal de sa campagne perdue en 2012) se poursuit à Paris. Et dans son ex-fief électoral du sud-ouest de la France, l’ancien ministre socialiste du Budget Jérôme Cahuzac, condamné à deux ans de prison pour avoir menti sur son compte bancaire en Suisse à l’Assemblée nationale, est en train de préparer son éventuel retour en politique…