Avec plus de 30% de parts de marché, Rolex règne en maître sur le segment des montres de luxe, très loin devant la concurrence. En 2023, son chiffre d’affaires dépassait les 10 milliards de francs, selon les estimations de Morgan Stanley et LuxeConsult.
Pourtant, au moment de sa création en 1905, la maison horlogère n’était pas prédestinée à un tel succès. Trois moments charnières ont forgé sa réussite: l’apparition de la montre-bracelet dans les années 1920, l’essor du marché américain dans l’après-guerre et la crise du quartz dans les années 1980.
En effet, au début du XXe siècle, les garde-temps étaient encore fabriqués sous forme de montre de poche, un accessoire fonctionnel, que l’on rangeait dans sa poche après l’avoir consulté. «L’avènement de la montre-bracelet a été un véritable tournant dans l’histoire de l’horlogerie. Porté au poignet, le garde-temps devient visible et se retrouve beaucoup plus exposé, explique Oliver Ralph Müller, expert en horlogerie et fondateur du cabinet de conseil LuxeConsult. Il a donc fallu repenser sa conception pour y intégrer l’esthétisme et la solidité.»
Les trois moments charnières
La marque à la couronne ne s’y est pas trompée: dans ce contexte d’évolution technologique, elle inscrit un point décisif en lançant la première montre-bracelet étanche en 1926.
Dans son ouvrage «La Fabrique de l’excellence: Histoire de Rolex», paru cette année aux éditions Alphil, l’historien jurassien Pierre-Yves Donzé explique que le groupe horloger, basé à Genève et à Bienne (BE), a ensuite forgé son statut de leader dans l’après-guerre, grâce notamment à l’essor du marché américain, où il a su séduire un grand nombre de consommateurs de la classe moyenne supérieure.
Enfin, dans les années 1980, Rolex sort renforcée de la crise du quartz, alors que la plupart des maisons horlogères suisses perdent des plumes face à la concurrence internationale, notamment japonaise. Entre précision technique et maîtrise de l’image de marque, voici cinq facteurs qui ont largement contribué, au fil des années, à installer Rolex au sommet de l’horlogerie internationale:
L’innovation technique
Fondateur de Rolex, l’Allemand Hans Wilsdorf (né en 1881) est souvent cité en exemple des grands visionnaires de l’histoire de l’industrie. Il crée l’entreprise en 1905 à Londres (sous le nom de Wilsdorf & Davis), devient citoyen britannique en 1911 mais préfère finalement s’établir en Suisse pour échapper aux lourdes taxes que le gouvernement de Sa Majesté impose aux produits de luxe pendant la Première Guerre mondiale.
Dans les années 1920, c’est lui qui est à l’origine du premier grand succès technique de la marque genevoise: la montre étanche à remontage automatique. «Ce n’était pas à proprement parler un concept nouveau. Mais Rolex a grandement amélioré les technologies existantes, ce qui a permis de les intégrer dans une montre au design épuré et novateur. À l’époque, Rolex réussissait à faire avec les montres ce qu’Apple fait aujourd’hui avec l’électronique. Cette vision avant-gardiste et visionnaire, la marque la doit principalement à Hans Wilsdorf», explique Oliver Ralph Müller. Rolex a su se servir des tournants technologiques et économiques pour se distinguer.
La culture de l’exploit
L’excellence technique de Rolex était incontestable, mais encore fallait-il que le consommateur le sache. «Le premier gros coup de pub réalisé par Rolex a été de mettre une montre au poignet de la nageuse Mercedes Gleitze en 1927.» L’athlète anglaise avait alors traversé la Manche à la nage avec une Oyster, démontrant au monde entier la parfaite résistance à l’eau du garde-temps. «C’était une petite révolution à l’époque.»
La marque ne s’est pas arrêtée en si bon chemin: en 1953, la Oyster Perpetual, première montre à remontage automatique étanche, parvient sur le toit du monde. L’alpiniste néo-zélandais Edmund Hillary, l’un des deux premiers hommes à avoir gravi le mont Everest, la porte lors de l’ascension qu’il réalise aux côtés du Népalais Tenzig Norgay.
«Rolex a clairement fait comprendre au consommateur qu’elle n’était pas une simple montre. Elle se voulait le compagnon des hommes et des femmes d’exception. Cette stratégie a largement contribué à corroborer son statut de marqueur de réussite», poursuit Oliver Ralph Müller.
Le marketing axé sur le statut
L’horlogerie suisse n’avait pas attendu Rolex pour se tailler une réputation d’excellence technique et de précision de pointe. Le groupe genevois a donc dû aller plus loin pour se démarquer.
Dans son ouvrage, l’historien Pierre-Yves Donzé explique que, dès les années 1960, la conquête du marché américain s’est opérée grâce à une image de marque savamment maîtrisée. La montre n’est dès lors plus seulement vendue en tant que concentré de savoir-faire et de sophistication technique, mais aussi (et surtout) en tant que marqueur social. «Cette dualité a permis de susciter la convoitise de la classe moyenne supérieure et des classes privilégiées, qui disposaient alors d’un moyen de se distinguer socialement. Aujourd’hui encore, les différents modèles de Rolex constituent la référence incontestée en matière de montre de luxe, surtout aux États-Unis.»
Cette stratégie fonctionne d’autant plus que le fabricant suisse a échafaudé un appareil productif industriel capable de répondre à une forte demande et de rendre ses produits accessibles à la classe moyenne supérieure. Selon Pierre-Yves Donzé, les marques Omega et Cartier misent aussi sur le segment du luxe «accessible» depuis les années 1990, mais sans parvenir à rattraper Rolex pour autant (voir section 4).
Le maintien en mains privées
Le groupe vend plus d’un million de pièces par an pour plus de 10 milliards de francs de chiffre d’affaires. C’est bien plus que ses concurrents Cartier (environ 660’000 ventes pour 3,1 milliards de francs de chiffre d’affaires en 2023) ou encore Omega (environ 570’000 ventes pour 2,6 milliards de francs de chiffre d’affaires en 2023), selon les estimations de Morgan Stanley, réalisées en coopération avec LuxeConsult. Pourtant, l’entreprise n’est pas cotée en Bourse, contrairement à plusieurs de ses concurrents, dont les nombreuses marques du Groupe Swatch (Omega, Longines, Rado, Tissot, etc.) ou Richemont (Cartier, Jaeger-LeCoultre). La société appartient en fait à la Fondation Wilsdorf, créée par Hans Wilsdorf il y a près de 80 ans.
«Dans le luxe, on constate que les entreprises en mains privées font généralement de meilleurs résultats que leurs concurrentes cotées en Bourse, car leur gouvernance est plus orientée sur le long terme que sur les profits immédiats. L’entreprise en mains privées peut aussi réinvestir plus de moyens dans l’appareil productif afin d’améliorer les technologies existantes ou augmenter sa production.» Dernier exemple en date: le nouveau site de Rolex en construction à Bulle (FR) devrait accueillir 2000 employés dès 2029, qui viendront s’ajouter aux quelque 9000 personnes travaillant actuellement pour la marque en Suisse.
La marque a investi des ressources importantes dans l’amélioration de concepts novateurs. Par ailleurs, elle a mis au point une production industrielle visant à réconcilier le luxe «Swiss Made» avec l’accessibilité, afin d’atteindre non seulement la haute société, mais aussi les classes moyennes supérieures.
Le choix restreint
Rolex produit un volume nettement plus important que ses concurrents directs, mais sa gamme se décline en seulement quelques modèles. Actuellement, seuls 14 sont disponibles à la vente sur son site. «Les pièces Rolex se veulent intemporelles et iconiques. La marque prend d’ailleurs grand soin de maintenir un catalogue sélectif et épuré. Lorsqu’une nouvelle montre est introduite, une autre est systématiquement retirée», observe Oliver Ralph Müller.
À l’exception de la Sky-Dweller, arrivée en 2012, toutes les pièces – de la Daytona (1963) à la Submariner (1953), en passant par la Oyster Perpetual (1931) – continuent d’exister sur le long terme sans grande métamorphose, mis à part parfois quelques améliorations techniques et visuelles. Au fil des décennies, le groupe s’est efforcé de maintenir une image de marque cohérente qui, sans pour autant empêcher l’innovation, a façonné le «mythe» Rolex.
En collaboration avec Large Network