Une œuvre controversée
Banksy, street-artiste de génie ou escroc surcoté?

Le graffeur, dont la véritable identité n’a jamais été confirmée, fait l’objet d’une exposition à Lausanne et d’une autre à Saxon. Au-delà de l’énigme, l’artiste ultra-populaire divise énormément au sein du monde de l’art.
Publié: 07:29 heures
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Dernière mise à jour: 12:53 heures
L'œuvre «Girl with Balloon» est exposée lors de l'exposition «Art of Banksy» à Budapest, en 2020.
Photo: KEYSTONE
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Margaux BaralonJournaliste Blick

Peut-on être un rebelle quand le système vous adore? Voilà la question que pose le travail de Banksy depuis une trentaine d’années. D’un côté, le plus «connu des inconnus», comme on le désigne souvent, street-artist dont la véritable identité demeure toujours un mystère, est l’auteur d’une œuvre résolument engagée, qui questionne tout à la fois les normes sociales, les figures de l’autorité et l’état du monde. 

De l’autre, ses productions s’arrachent aux enchères – 4,3 millions de livres, soit plus de 5 millions de francs, pour un tableau il y a encore quelques jours à Londres – et les expositions se multiplient. On en compte deux rien qu’en Suisse romande en ce moment: «The Mystery of Banksy», au Palais de Beaulieu de Lausanne, et «The World of Banksy», installée au Casino de Saxon, en Valais. 

Celui qui estime que «copyright is for losers» («le droit d’auteur est pour les nuls»), a réalisé plusieurs dessins sur l’hypocrisie et la vanité du monde de l’art, et a d’ailleurs choisi dès le départ de proposer les oeuvres les plus populaires et accessibles qui soient, gratuites et visibles dans la rue, est donc constamment récupéré, normalisé, réintégré dans le circuit classique des arts visuels. Au point qu’après des années de louanges, des critiques émergent désormais régulièrement sur son travail, qualifié au mieux de naïf, au pire de vaste escroquerie marketing.

Une popularité hors-norme

Une seule chose concernant Banksy est absolument incontestable: sa popularité. Sa «Petite fille au ballon», qui en tient un en forme de cœur, son «Lanceur de fleurs», qui s’apprête à jeter un bouquet en lieu et place d’un cocktail molotov, ou encore les «Kissing coppers», deux policiers britanniques qui s’embrassent à pleine bouche, ont imprimé les rétines du monde entier ou presque. Chacun de ses pochoirs déclenche des discussions sans fin et ses œuvres sont régulièrement volées. 

«Kissing Coppers», un pochoir en noir et blanc de deux « bobbies » (officiers de police) anglais en uniforme en train de s'embrasser passionnément.
Photo: Keystone

En octobre 2013, alors qu’il est en «résidence» dans les rues de New York, la presse américaine comme le maire de l’époque, Michael Bloomberg, s’écharpent autour de sa présence. Cinq ans plus tard, il ne faut que quelques minutes pour qu’un attroupement se forme devant la porte de sortie du Bataclan, la salle de concert parisienne qui fut, en 2015, le triste théâtre d'attentats islamistes.

Cette fois, ce n’est pas une catastrophe qui rassemble les passants mais un pochoir: une jeune fille encapuchonnée, sombre et triste. Il n’est pas signé mais le style de Banksy est reconnaissable entre tous. Sept mois plus tard, par une nuit de janvier, la porte est découpée à la meuleuse. Des voleurs ont emporté la madone endeuillée. 

Débuts à Bristol

Pourtant au départ, Banksy n’a rien d’un artiste à même de déclencher une telle fièvre. Celui qui commence à graffer dans les rues de Bristol au crépuscule des années 1980, alors qu’il n’a que 14 ans, voit d’abord dans le fait de recouvrir les pierres à la bombe de peinture un moyen de se sentir mieux. Lui qui, raconte-t-il au «Guardian» en 2003 dans l’une de ses très rares interviews, s’est fait virer de l’école et a même fait de la prison pour des petits délits, a trouvé dans cette activité un moyen de se faire entendre. Illégal, certes. Mais libérateur.

Il faut attendre les années 2000 pour que Banksy devienne la légende qu’il est encore aujourd’hui. Sa première exposition, en juillet 2002 à Los Angeles, mais surtout la deuxième, l’année suivante à Londres, commencent à asseoir son aura en même temps que les premières polémiques: l’installation londonienne comporte, à côté des pochoirs et des tableaux, des animaux vivants. Vaches et cochons sont, eux aussi, taggués, ce qui déclenche l’ire d’associations de défense des droits des bêtes. Rebelote en 2006, cette fois aux États-Unis. Un éléphant peinturluré lance définitivement Banksy dans la stratosphère de la célébrité. 

Irrésistible ascension

À partir de là, sa popularité ne cesse de croître, jusqu’à en faire le street-artist le plus connu de tous les temps. Les stars, comme la chanteuse Christina Aguilera, dépensent plusieurs dizaines de milliers de livres pour ses dessins vendus aux enchères. Les prix explosent en février 2007, lors d’une vente orchestrée par la maison Sotheby’s. Deux mois plus tard à peine, le record de l'œuvre de Banksy vendue la plus chère est de nouveau battu: 288’000 livres, soit près de 330’000 francs suisses. Bien loin des 5 millions atteints il y a quelques jours… 

Le street-artist ne se contente pas des pochoirs. Il touche aussi à la sculpture et aux installations. En 2015, il imagine un parc d’attractions éphémère et désenchanté dans une ville balnéaire près de Bristol. Deux ans plus tard, l’hôtel Walled Off ouvre à Bethléem. Ses chambres ont vue sur le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie et sont décorées par le graffeur. Le monde entier parle de Banksy, désigné en 2010 parmi les cent personnalités de l’année par le magazine «Time» aux côtés de Barack Obama, Serena Williams et Steve Jobs.

Qu’est-ce qui plaît tant dans l’art de celui qui, de son propre aveu, «était assez nul avec une bombe aérosol à la main», ce qui l’a obligé à découper des pochoirs? Les lignes claires et épurées, la couleur apposée par touches parcimonieuses au milieu du noir et blanc, l’ironie interrogatrice basée sur le détournement, quand une peluche dans les bras d’une petite fille devient une bombe ou qu’un ouvrier martèle l’une des étoiles du drapeau européen pour figurer le Brexit: tout ceci constitue un début d’explication.

Des rats et des hommes

Banksy a aussi l’art de choisir où placer ses œuvres. Il s’amuse d’une fissure dans un mur pour l’intégrer à son pochoir, ou peint dans la nuit une scène burlesque – un homme pendu à une fenêtre, amant planqué d’une femme dont le mari vient de surgir – dans la rue où se trouve la mairie de Bristol, engagée dans les années 2000 dans une lutte sans merci contre les graffitis. «Il a un don, estime le «Time». Une capacité à mettre presque tout le monde mal à l’aise.»

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En réalité, ce sont surtout les prises de position de Banksy qui sautent aux yeux, plus que son esthétique. Au fil de ses graffs, le street-artist a défié les autorités policières, politiques, financières et symboliques. Avec lui, les forces de l’ordre en prennent pour leur grade, la société de consommation aussi. Même la reine Elizabeth II a eu droit à son détournement, maquillée comme le Ziggy Stardust de David Bowie ou carrément transformée en singe. 

Mais son animal préféré, poché un peu partout, reste le rat. «L’animal que tout le monde rejette», analyse Hugues Bernard, auteur d’un essai sur Banksy, pour le blog L’Arpenteur. «On part du principe que le rat est sale, envahissant et qu’il faut le détruire. C’est l’antithèse du monde actuel.» Et le symbole parfait pour un street-artist en lutte contre le monde capitaliste. «C’est un artiste contemporain qui a réussi à s’approprier la plupart des outils qu’il avait sous la main. Ce n’est pas tant la technique qui importe que le message qu’il a envie de faire passer.»

Un gentil rebelle

À coups de phrases chocs et de slogans, Banksy s’est bâti une image de rebelle. Son compte Instagram, qui est aujourd’hui son premier vecteur de communication, regorge de commentaires le comparant à un leader révolutionnaire. Tout le monde n’est pas forcément convaincu. Dès 2003, le «Guardian» qualifie son œuvre de «doucement subversive». Ses grands coups de boutoir contre les marques, notamment Nike, qui lui aurait proposé des partenariats à de nombreuses reprises en vain, paraissent convenus. S’inquiéter de l’omniprésence des écrans ou s’insurger du travail des enfants aussi. 

Son œuvre est contestataire sans jamais se montrer radicale. Et surtout, Banksy semble pétri de contradictions. Celui qui peignait et exposait des animaux vivants appose désormais des graffitis sur les grilles du zoo de Londres, ce qui ne manque pas d’ironie. Et le pourfendeur du consumérisme met en vente des t-shirts sur ses réseaux sociaux.

Outsider et businessman

C’est surtout son rapport au monde de l’art qui déconcerte. Comme tous les graffeurs au départ, Banksy exerce en marge de celui-ci. Et il en est fier. En 2019, pendant la Biennale de Venise, il s’installe incognito dans la rue pour exposer des toiles dénonçant le tourisme de masse sur des navires de croisière qui défigurent la ville. Faute d’autorisation, il est éjecté par la police et poste immédiatement une vidéo sur Instagram.

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Mais dans le même temps, Banksy profite de ce marché de l’art qui le porte aux nues. S’il a au départ organisé des expositions gratuites, dans l’esprit d’un street-art accessible à tous, le Britannique n’a ensuite pas rechigné à mettre ses dessins aux enchères à prix d’or. Son happening de 2018 lors de la vente aux enchères de sa «Petite fille au ballon» résume à lui seul cette contradiction. Alors que l'œuvre vient d’être achetée plus d’un million de francs par une collectionneuse européenne, un mécanisme s’actionne et broie la partie inférieure du tableau. Banksy se félicite alors d’avoir envoyé un message fort contre la «marchandisation» de l’art. En réalité, cela n’a fait qu’augmenter sa cote et celle du tableau, qui s’est revendu en 2021 près de… 22 millions de francs.

«Banksy dit et répète que son anonymat l’aide à empêcher toute récupération par le marché de l’art et par ses corollaires. Or, l’ensemble de sa démarche relève de la mise en scène de ce refus, de cette négation», résume la chercheuse Marie-Joseph Bertini, chercheuse en sciences de l’information et de la communication à Nice, dans un article scientifique sur le sujet. 

L’art de l’anonymat

Son succès n’est pas sans lui attirer quelques critiques, notamment d’anciens amis graffeurs qui estiment, comme Inkie dans une enquête du journal français «Le Monde», qu’il pourrait «aider davantage ses vieux copains qui logent dans des HLM et se démènent pour survivre». Décrit par certains comme un «mal poli, arrogant, qui ne respecte personne» et par d’autres comme «marrant, un peu con, très sûr de lui», Banksy est aujourd’hui devenu une véritable marque, qui repose quasi intégralement sur son secret le mieux gardé: son identité. 

«
Il est le lapin, le chapeau et le magicien à la fois
Marie-Joseph Bertini, chercheuse
»

Pour la chercheuse Marie-Joseph Bertini, «Banksy se dévoile en même temps qu’il s’escamote et se fait disparaître: il est le lapin, le chapeau et le magicien à la fois». Son art serait-il aussi acclamé s’il était établi que le street-artist est bien Jamie Hewett, l’une des moitiés du duo musical Gorillaz (c’est une hypothèse parmi d’autres) ou Robert del Naja, le chanteur de Massive Attack qui a lui aussi grandi à Bristol (encore une hypothèse)? 

L’anonymat renforce la «patte» Banksy. Lorsqu’on déambule entre les reproductions de ses œuvres exposées, impossible de ne pas se demander qui il est. En 2016, des chercheurs britanniques ont utilisé des techniques de profilage criminel ultra poussées pour tomber sur un nom: Robin Cunnigham. Celui-ci apparaît aussi dans l’enquête du «Monde». Il n’a bien sûr jamais été confirmé par le principal intéressé, ni par celles et ceux qui l’ont côtoyé avant qu’on se batte pour ses pochoirs, même ses anciens amis les plus aigris. Jusqu’au bout, Banksy aura réussi son coup: faire semblant de disparaître sans jamais cesser de parler de lui et convaincre tout le monde de faire pareil.

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