Une sénatrice démocrate qui détonne
Kyrsten Sinema, l'élue qui torpille les ambitions de Joe Biden

Avec son parcours, son profil hors normes, et ses tenues colorées, Kyrsten Sinema détonnait déjà au Sénat américain. C'est parce qu'elle tient tête au président Biden sur le passage en force de sa réforme électorale que cette démocrate fait à nouveau les gros titres.
Publié: 14.01.2022 à 00:02 heures
|
Dernière mise à jour: 14.01.2022 à 00:11 heures
1/6
Kyrsten Sinema (en rose), ici à Washington le 28 octobre 2021, n'est pas tellement du genre à répondre aux journalistes.
Photo: MANDEL NGAN

Présentée comme l'héritière des grands combats pour les droits civiques des années 1960, la réforme électorale voulue par le 46e président des Etats-Unis est une promesse de Joe Biden, qui souhaite protéger l'accès aux urnes des minorités et la transparence des opérations de vote, face à une multitude de réformes engagées par les Etats conservateurs, en particulier dans le sud du pays.

Les ONG assurent que les mesures adoptées dans ces Etats par des républicains discriminent particulièrement les Afro-Américains, qui ont très largement plébiscité Joe Biden à la dernière élection. Pour leur faire barrage, deux textes - désormais fusionnés en un - visent à harmoniser les pratiques de vote dans le pays et à donner à l'Etat fédéral un droit de regard sur les initiatives locales.

Joe Biden estime qu'il en va des acquis du combat pour les droits civiques des années 1960, détricotés au niveau local par les républicains avec la bénédiction d'une Cour suprême devenue très conservatrice, et avec les encouragements de son prédécesseur, Donald Trump, qui continue à clamer sans preuve que l'élection de Biden est frauduleuse.

Impossible de contourner le «filibuster»

Pour passer cette loi au Sénat, il faudrait en théorie 60 voix, pour se conformer à un usage parlementaire très ancré. Cette «règle du filibuster», censée encourager la modération et le dialogue par-delà les lignes partisanes, donne un énorme pouvoir de blocage à l'opposition, surtout quand le rapport de forces parlementaire est aussi tendu qu'il l'est aujourd'hui.

Les démocrates n'ont qu'une solution pour sauver leur réforme électorale: rompre cet usage parlementaire et passer en force à la majorité simple. Mais très vite jeudi, Kyrsten Sinema, 45 ans, est montée à la tribune et a réduit à néant, pour l'instant, tout espoir de passer cette législation. Sa réticence tient davantage à la forme qu'au fond.

La sénatrice modérée de l'Arizona n'est pas contre la législation elle-même. Mais elle a affirmé qu'elle s'opposerait à la procédure parlementaire imaginée par l'état-major démocrate et la Maison Blanche pour faire sauter le verrou de l'opposition républicaine. Sans sa voix, dans un Sénat où le camp démocrate compte 51 voix, et les républicains 50, le projet est condamné.

Kyrsten Sinema ne veut pas d'un passage en force qui ne ferait qu'alimenter la «spirale infernale de la division», a-t-elle estimé dans une allocution très solennelle à la tribune du Sénat. De quoi faire grincer l'aile gauche de son parti, qui reproche à cette centriste de faire obstacle à certaines de leurs plus grandes ambitions, dans un Congrès aux majorités démocrates très fragiles.

Un profil totalement atypique

Première élue ouvertement bisexuelle du Congrès et seule à ne se réclamer d'aucune religion, c'est en fait par sa discrétion que la sénatrice de l'Arizona surprend. Pas un mot (ou rarement) à la presse, quand d'autres parlementaires s'arrêtent tous les jours devant les journalistes dans les couloirs du Capitole.

Tendre la main à l'autre parti? C'est sur des béquilles, à cause d'un pied cassé lors d'un marathon, que cette adepte de l'exigeante discipline du triathlon Ironman l'avait fait pour le gigantesque projet d'infrastructures voulu par Joe Biden et adopté en novembre.

Elle sillonnait ainsi l'hémicycle entre républicains et démocrates lorsque ce texte, né d'intenses mois de négociations, se heurtait à des obstacles. Kyrsten Sinema affirmait alors avoir choisi de «suivre l'exemple du défunt sénateur John McCain», un républicain qui, comme elle, représentait l'Arizona et refusait «de diaboliser l'opposition».

Si un autre démocrate conservateur, le sénateur Joe Manchin, est aussi largement critiqué par les progressistes, Kyrsten Sinema s'attire un fiel particulier, une frustration d'autant plus grande que la sénatrice avait débuté sa carrière bien plus à gauche.

Une trajectoire «à l'américaine»

Née en 1976 en Arizona, elle a connu une «enfance difficile» et sa famille se retrouve même un temps sans abri. «Mais ils s'en sont sortis grâce à la famille, les paroissiens, et en travaillant durement», raconte son site officiel, en affirmant que son parcours reflète le «rêve américain».

Sur fond de protestations contre la guerre en Irak, la jeune femme commence sa carrière politique bien à gauche, proche des Verts, avant de rejoindre le parti démocrate au milieu des années 2000.

Elle entre au parlement de l'Arizona en 2005. En 2012, elle est élue à la Chambre des représentants et devient la première parlementaire ouvertement bisexuelle du Congrès américain.

Dans un pays très croyant, elle devient aussi la seule parlementaire à ne se revendiquer d'aucune religion. Cette ancienne mormone (dans son enfance) ne veut pas pour autant être classée comme «athée».

En 2019, Kyrsten Sinema fait son entrée au Sénat. Lors de ces élections marquées par une diversité historique, elle reste discrète sur sa vie personnelle, sans pour autant la cacher.

Le choc des images

Avare en mots, la sénatrice livre en revanche de nombreuses images frappantes. Comme lorsqu'elle se rend en 2020 au Sénat coiffée d'une perruque violette. Une façon de montrer l'importance d'éviter les salons de coiffure en pleine pandémie, confie son entourage. A une autre occasion, elle préside la séance dans le vénérable hémicycle vêtue d'un pull rose barré des mots «créature dangereuse».

Autre image qui fait cette fois enrager l'aile gauche: son pouce baissé pour signaler son opposition à l'inclusion de la hausse du salaire minimum dans un plan de relance économique. La sénatrice n'est alors pas la seule démocrate à bloquer la mesure, mais elle le fait très ouvertement.

Un mois plus tard, alors que les critiques à gauche continuent de pleuvoir, elle publie sur Instagram une photo d'elle portant une bague marquée d'une insulte appelant de façon très crue ses détracteurs à aller se faire voir. Les progressistes le prennent pour eux. «Un coup de poing à ceux» qui ont tout donné pour la faire élire, s'indigne une responsable du parti démocrate de l'Arizona, Brianna Westbrook. Kyrsten Sinema, elle, ne répond pas. Dans les médias, du moins.

(AFP/muy)

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la