Une révolution africaine est-elle en train de se dérouler au Sénégal, après les putschs militaires dans les pays du Sahel? Quelles leçons doit-on tirer de l’élection surprise du candidat antisystème Bassirou Diomaye Faye à la présidence du Sénégal, dès le premier tour?
Voici les cinq questions que la France et les pays européens influents en Afrique doivent accepter de se poser.
Un nouveau président peut-il tout changer?
Non. Le Sénégal est un pays doté d’une administration qui, à l’échelle de l’Afrique francophone, fonctionne plutôt bien. Le nouveau président Bassirou Diomaye Faye est d’ailleurs haut fonctionnaire, diplômé de l’École nationale d’administration, modelée sur l’ENA française. Il est en sorti comme inspecteur des impôts. Une chose toutefois a déjà changé: le système de l’establishment sénégalais a été battu. Tout juste libéré de prison, le nouveau chef de l’État est originaire de Ndiaganao, un village situé à Thies, à l’est de la capitale Dakar. «Il y a passé son enfance en milieu paysan sereer. Il est très attaché à ses racines rurales et il est décrit par son entourage comme étant une personne réfléchie voire introvertie», juge l’analyste politique Barka Ba, interrogé par Blick. L’originalité de son parcours ets d’être un nouveau venu sur la scène politique, mais un cadre bien formé, co-fondateur avec l’ex-opposant numéro un Ousmane Sonko (qui ne pouvait pas se présenter à la présidentielle) du parti Pastef en 2014. Peut-il tout changer? Sans doute pas. Incarne-t-il le changement? Oui, incontestablement.
Le Sénégal connaît-il une révolution démocratique?
«Je ne parlerais pas d’une «révolution politique» dans le sens où le Sénégal a une longue tradition démocratique et a déjà connu deux alternances politiques en 2000 et en 2012 poursuit le politologue Barka Ba. Je parlerais plutôt d’un séisme politique dans la mesure où le Pastef, créé il y a à peine une dizaine d’années a fait une percée fulgurante en séduisant beaucoup de Sénégalais, notamment les jeunes par un discours novateur mais parfois controversé, principalement articulé autour de la lutte contre la corruption, une meilleure répartition des ressources du pays et le souverainisme.»
En clair, l’idée d’un Sénégal ami privilégié des Occidentaux, et en particulier des anciens pays colonisateurs de l’Union européenne, vient de prendre un coup de vieux. Bassirou Diomaye Faye n’a pas réclamé le départ de l’armée française, qui dispose d’une base importante à Dakar, dans le quartier de Ouakam. Il est clair en revanche qu’il va vouloir revisiter les traités existants liant son pays à ses soutiens traditionnels. L’agence officielle Chine nouvelle a, dès la confirmation de son élection, salué sa volonté de gouverner «avec humilité et dans la transparence».
Va-t-on vers une confrontation avec la France?
C’est peu probable dans l’immédiat. Mais il est clair que Bassirou Diomaye Faye, musulman pieux de 44 ans, incarne une nouvelle Afrique, tout en affichant sa proximité avec les confréries soufies traditionnelles. «Il va chercher à rééquilibrer la relation avec la France», juge Barka Ba. Il fait partie de ceux pour lesquels le Sénégal souffre d’une relation asymétrique avec son ancienne puissance coloniale. Très vite, la question de la monnaie, le Franc CFA garanti par la Banque de France et donc par la Banque centrale européenne, va se poser. «Son maintien ou non dans le long terme sera étudié. Mais je m’attends plutôt à des décisions prudentes», complète notre interlocuteur. Et d’ajouter: «Il faudra s’attendre à la formation du prochain gouvernement pour avoir une idée de la volonté de rupture affichée par le nouveau régime et voir l’ampleur des changements qui seront opérés en fonction de l’ambitieux programme de son parti.»
Peut-on comparer le Sénégal et les pays du Sahel?
Le Sénégal fait partie de la zone sahélienne dans laquelle se trouvent aussi le Mali, le Niger, le Tchad, le Burkina Faso et la Mauritanie. La comparaison géographique, économique et sociale est valide. La différence a jusque-là porté sur le fonctionnement politique du pays, où les alternances démocratiques se sont succédé depuis l’indépendance, le 4 avril 1960. Cela a permis au Sénégal de conserver une place de choix comme allié des Occidentaux, choyé en particulier par la France et par les États-Unis.
Cela repose aussi sur son armée, légitimiste et républicaine, dont une grande partie des revenus provient de sa participation aux opérations de maintien de la paix de l’ONU. Sur le plan économique, un changement de taille devrait intervenir cette année avec la mise en exploitation du principal champ gazier offshore de Grand Tortue Ahmeyim dont les réserves sont estimées entre 480 milliards et 560 milliards de mètres cubes. On envisage une production de 2,5 millions de tonnes par an de gaz naturel liquéfié (GNL) à partir du troisième trimestre 2024. A titre de comparaison, la France a signé en octobre 2023 un accord avec le Qatar pour une durée de 27 ans. Volume importé? 3,5 millions de tonnes de GNL par an.
Pourquoi parler d’une nouvelle Afrique?
Parce que l’Afrique de Bassirou Diomaye Faye n’a rien à voir avec celle d’un Léopold Sedar Senghor, son glorieux prédécesseur, président de la République après l’indépendance, diplômé de l’École normale supérieure à Paris et élu à l’Académie française, le 2 juin 1983, premier écrivain noir à pénétrer sous la Coupole.
Premier enjeu: la croissance démographique et l’accroissement de la jeunesse. Au Sénégal, 75% de la population a moins de 35 ans. Deuxième enjeu: la pression population/ressources (stress hydrique, crises alimentaires), source de dysfonctionnements majeurs sur fond de crise climatique. Enjeu n° 3: le ras-le-bol des économies de rente, de la corruption, du clientélisme et de la mal gouvernance. A ces bouleversements s’ajoutent des réalités nouvelles incontournables comme l’émigration massive ou le trafic de drogue qui gangrène les sociétés. On sait que des puissances comme la Turquie, la Russie ou la Chine regardent l’Afrique de près, et un pays comme le Sénégal est évidemment dans leur collimateur (le nouvel aéroport de Dakar et le nouveau centre de conférences ont été construits par des entreprises turques).
L’élection présidentielle sénégalaise apporte aussi la preuve de l’usure d’hommes tels que le président sortant Macky Sall, un moment désireux de prolonger son mandat et obligé de reculer face à la colère populaire. Oui, l’Afrique change, même si personne n’est encore capable de dire où elle va et si elle est capable de surmonter les défis que la surpopulation, l’urbanisation, les nouvelles technologies, mais aussi le fondamentalisme religieux et les discours identitaires engendrent à une vitesse XXL.