Dans son allocution vidéo quotidienne, Volodymyr Zelensky s’est adressé dimanche aux Russes. Rester silencieux, c’est être complice, a-t-il déclaré. Celui qui ne dit rien «ne s’engage pas contre le mal»: selon le président ukrainien, «il soutient la guerre».
Par ses paroles, Volodymyr Zelensky a peut-être mis le doigt sur des problèmes au sein de la population russe. En effet, il semblerait qu’en Russie aussi, des doutes grandissent quant à l’action militaire de Moscou dans le pays voisin.
Le grand économiste russe Andrei Yakovlev affirme qu’il n’y a plus de gagnants en Russie, seulement des perdants. Cela pourrait entraîner des tensions au sein de l’élite qui soutenait jusqu’à présent le président, Vladimir Poutine. L’économiste est convaincu que les soutiens de Poutine commencent à s’effriter.
Une situation «très difficile»
L’économiste a été pendant de nombreuses années directeur de l’Institut d’études industrielles et de marché de la prestigieuse Higher School of Economics (HSE) de Moscou. Depuis janvier, il est «visiting scholar» à l’Institut d’Europe de l’Est de l’Université libre de Berlin. Dans un long entretien avec «Der Spiegel», Andrei Yakovlev s’exprime sur la situation économique actuelle dans son pays, selon lui «très compliquée».
De nombreux hommes d’affaires sont désespérés. «Une opinion ressort toujours très clairement de nos entretiens avec les représentants des entreprises: ces personnes n’auraient pas décidé d’attaquer l’Ukraine s’ils avaient eu un mot à dire sur les choix politiques de la Russie. Cette disparité des avis n’est pourtant pas perçue en Occident: beaucoup de gens là-bas pensent que la Russie et le régime de Poutine sont monolithiques, stables, et qu’ils peuvent continuer à exister ainsi pendant des années encore.» Selon l’éminent économiste, il s’agit d’une «idée fausse».
Selon Andrei Yakovlev, la plupart des hommes d’affaires ne soutiennent pas les choix politiques de Poutine, mais n’ont pas non plus d’influence sur ceux-ci. Le monde des affaires «n’a d’autre choix que de faire ce qu’il a toujours fait: survivre, d’une manière ou d’une autre. Certaines parties de l’économie russe en profitent, bien sûr. Mais il faut comprendre que cela n’a rien à voir avec le soutien envers Poutine.»
«Plus de retour à la normale»
L’économie russe est donc capable de s’adapter énormément, les entreprises russes étant «habituées à toujours s’attendre au pire». Les pertes de livraison dues aux sanctions ne peuvent toutefois pas être compensées par des importations en provenance d’Asie. Les interruptions des chaînes d’approvisionnement durent plus longtemps que ce à quoi beaucoup s’attendaient au départ: «Les entreprises commencent seulement à comprendre qu’il n’y a pas de retour à la normale envisageable pour le moment.»
Andrei Yakovlev tire de ses entretiens «la conclusion que la plupart des hommes d’affaires savent très bien qui est le responsable de leurs problèmes» – et que Vladimir Poutine devrait peut-être bientôt commencer à se méfier de ses propres hommes.
La propagande donne, certes, l’image d’un grand soutien au maître du Kremlin. «Mais je ne pense pas que ce soit beaucoup plus que 25 à 30%», estime l’économiste russe. Ce groupe est à peu près au moins aussi important que celui des opposants à la guerre. Si la situation économique continue à «se détériorer, ces gens réagiront».
Les sanctions frappent les citoyens à l’esprit critique
La plupart des sanctions imposées frappent la population – et en particulier les citoyens critiques. Les personnes appartenant à la classe moyenne urbaine «étaient jusqu’à présent les acheteurs de marchandises occidentales, les utilisateurs de Visa et MasterCard. Ils ont voyagé dans d’autres pays, ont lu des médias indépendants et partagent globalement des valeurs plutôt occidentales.» Les sanctions toucheraient ainsi plus fortement ceux qui sont plus critiques vis-à-vis des avis dominants.
Andrei Yakovlev conclut: «Autour de Poutine, seul un tout petit groupe prend aujourd’hui des décisions. Ce faisant, il nuit fortement aux intérêts de larges pans de l’élite. Cela attise de graves tensions au sein de ce groupe. Celles-ci vont croître en fonction de la durée de la guerre et de la détérioration de la situation économique.» Avec Vladimir Poutine à la tête du pays, «il est toutefois inutile d’espérer des changements. Le président s’est coupé de toute possibilité de retrait.»
(Adaptation par Lliana Doudot)