Aussi petite que soit l'Estonie, la Première ministre estonienne Kaja Kallas est l'une des principales opposantes à Vladimir Poutine. Cette politicienne libérale plaide pour un soutien sans compromis à l'Ukraine dans la guerre contre la Russie. Pour son engagement, elle a reçu hier à Ascona, au Tessin, le «Prix européen de la culture politique» de la Fondation Hans Ringier. Avant la remise du prix au Dîner républicain de Frank A. Meyer, elle a été interviewée par Blick.
Madame Kallas, vous recevez à Ascona le «Prix européen de la culture politique». Que peut apprendre l'Europe de vous et de la culture politique estonienne?
Kaja Kallas: Bien sûr, cette distinction est un grand honneur pour moi et mon pays. Toutefois, nous avons plutôt à apprendre des anciennes démocraties européennes. L'Estonie est redevenue indépendante il y a plus de 30 ans, et jusqu'alors, nous n'avions aucune culture politique. Lorsque vous luttez pour la liberté, vous avez un objectif commun - une fois la liberté atteinte, il y a soudain des points de vue très différents sur la direction que doit prendre un pays. On discute, on fait des compromis et les gens se rendent compte: La démocratie peut aussi être inconfortable.
Vous recevez un prix à Ascona. Mais les pays d'Europe de l'Est ne se sentent-ils pas parfois abandonnés par l'Europe de l'Ouest? L'Allemagne, par exemple, reste très hésitante lorsqu'il s'agit de livrer des armes à l'Ukraine.
Les pays occidentaux ont beaucoup évolué. L'Allemagne, par exemple, se trouve aujourd'hui dans un tout autre état d'esprit qu'il y a quelques mois en ce qui concerne la Russie. Pour nous, la situation est plus simple, si l'on peut s'exprimer ainsi. Nous voyons le danger directement à notre frontière - et nous avons déjà vécu ça par le passé. Chaque famille estonienne a sa propre histoire de déportation, d'extermination massive, de torture. Ma propre famille a été déportée en Sibérie.
Un fait demeure néanmoins vrai: l'Occident pourrait faire plus.
Bien sûr, la guerre est un danger pour toute l'Europe, et l'Ukraine a besoin de plus de soutien de la part des plus grands pays européens. Pas seulement de l'Allemagne. Je suis très inquiète lorsque des voix s'élèvent pour demander l'arrêt des livraisons d'armes en Ukraine. La Russie occupe dans le pays un territoire trois fois plus grand que la Suisse.
La Suisse ne livre pas d'armes du tout et justifie ce choix par sa neutralité. Peut-on vraiment être neutre à l'heure actuelle?
Le président américain Theodore Roosevelt a dit en son temps: «Etre neutre face au bien et au mal, c'est servir le mal.» Si quelqu'un est martyrisé dans une cour d'école, ceux qui se contentent de regarder et de ne rien faire sont tout aussi responsables. Notre pays a essayé d'être neutre dans les années 40, puis nous avons été occupés parce que nous n'avions ni pays amis, ni alliés. Lorsque nous avons retrouvé notre indépendance, il était clair pour nous que nous ne serions plus jamais seuls. Je trouve d'ailleurs intéressante l'histoire de la Suisse à ce sujet: votre pays était autrefois une alliance militaire entre cantons pour tenir les puissances étrangères à l'écart.
Ici, à Ascona, vous rencontrez le président de la Confédération Ignazio Cassis. Qu'attendez-vous de lui?
Quand je lis les nouvelles sur la Suisse, je vois que les désaccords sont nombreux - certaines personnes disent par exemple que le pays ne doit pas s'impliquer. Mais la Suisse a beaucoup de pouvoir! Le fait que la Suisse se soit associée aux sanctions est très important. Elle doit donc s'associer à toutes les sanctions. Je vais parler avec Ignazio Cassis de la mise en œuvre des sanctions actuelles et de celles à venir.
Vous avez été l'une des premières à plaider pour une adhésion de l'Ukraine à l'UE. Quand une telle adhésion aura-t-elle lieu?
Il est difficile de répondre à la question pour le moment. L'UE exige de l'Ukraine des réformes, l'Etat de droit, la lutte contre la corruption. Lorsque l'Estonie a voulu adhérer à l'UE, nous avions les mêmes tâches à accomplir. Ce furent des réformes difficiles, mais cela en a valu la peine, notre niveau de vie a fortement augmenté. Nous sommes devenus plus forts, nous avons attiré les investisseurs et gagné la confiance du monde.
En ce qui concerne l'Ukraine, vous avez parlé de faire «quoiqu’il en coûte». En étant réaliste, que faudrait-il faire au final pour que l'Ukraine survive à cette guerre?
Il faudrait donner énormément à l'Ukraine, surtout si l'on considère les victimes humaines. Les taux d'inflation en Europe, même s'ils sont très élevés, sont des conséquences économiques faibles en comparaison de tout ce qu'a perdu le pays pendant la guerre. C'est à nous d'aider les Ukrainiens pour que la guerre ne dure pas éternellement. Action toute aussi importante: il faut continuer à isoler la Russie, poursuivre les crimes de guerre et mettre en place un tribunal. Car Poutine joue le poker de l'impunité, et nous ne devons pas le laisser faire. Sinon, il ne s'arrêtera jamais. D'autant plus que nous n'observons pas de retrait de la Russie. Nous ne devons pas montrer de signes d'hésitation.
Vous avez évoqué l'inflation: avec 22,7%, l'Estonie souffre du taux d'inflation le plus élevé de la zone euro. Combien de temps cette situation va-t-elle durer?
Une inflation aussi extrême nous place devant d'énormes difficultés. Nous aidons les gens autant que possible pour qu'ils puissent payer les prix élevés de l'énergie. Mais ce qui est important, c'est que les gens se rendent compte que la guerre russe en Ukraine est à l'origine de l'inflation.
Craignez-vous que la dépendance énergétique ne divise davantage l'Europe?
Nous devrions voir cette situation comme une opportunité. Nous avons depuis longtemps des problèmes avec l'énergie - pensez au réchauffement climatique. C'est le moment de réduire enfin notre dépendance au gaz et au pétrole. Mais bien sûr, l'hiver sera difficile, il ne faut pas se faire d'illusions.
On vous a qualifié d'anti-Poutine. Est-ce que vous êtes d'accord avec cette désignation?
Je suis contre les criminels de guerre, contre l'agression, contre la guerre. Poutine représente tout cela. Il ne cache même pas ses rêves impériaux. Pas plus qu'il ne cache les crimes de guerre commis par ses soldats. N'oublions pas que le crime d'attaque d'un autre pays peut lui aussi être sanctionné. Nous devons envoyer des signaux clairs à cet égard. L'Europe s'est montrée très forte sur le plan politique. Des mesures juridiques doivent maintenant suivre.
Que va-t-il arriver à Poutine? Comment son régime pourrait-il prendre fin?
Nous ne pouvons bien sûr pas nous fier aveuglément aux sondages en provenance de Russie, mais nous voyons que le soutien du peuple à la guerre est toujours important. Il a même augmenté depuis le début de la guerre. La société russe est toujours à la recherche d'un leadership fort - et Poutine le lui donne. Mais au final, ce qui compte ce n'est pas Poutine, c'est l'Ukraine et la vie des Ukrainiens.
Pourrait-il y avoir un jour une cohabitation pacifique avec la Russie?
Il y a eu des moments de paix dans le passé, par exemple après l'effondrement de l'URSS. C'était pour nous l'opportunité d'adhérer à l'UE et à l'OTAN. La coexistence pacifique est donc possible, mais seulement sous certaines conditions. Après la Seconde Guerre mondiale, les crimes des nazis ont été condamnés dans le monde entier - une telle chose n'est jamais arrivée envers les crimes de l'Union soviétique. Il faut une condamnation mondiale des crimes communistes. De même que les crimes russes actuels en Ukraine doivent être expiés.
Est-ce que vous vous inquiétez du fait que la prochaine cible de Poutine pourrait être les pays baltes?
La bonne question serait: Est-ce que la prochaine cible sera l'OTAN? Nous faisons partie de l'alliance, nous attaquer signifierait aussi attaquer l'OTAN, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la France. La Russie est-elle prête à le faire? Nous n'observons pas de menace militaire à nos frontières, et lors du sommet de l'OTAN à Madrid en juin, nous avons renforcé notre défense. Nous faisons tout pour que Poutine ne jette même pas un regard dans notre direction.
La question des armes nucléaires reste toutefois en suspens. Craignez-vous que Poutine n'en fasse usage?
Poutine et le Kremlin ont toujours été très doués pour jouer avec nos craintes et savoir exactement de quoi nous avons peur. «Vous avez peur que nous franchissions la frontière? D'accord, alors nous allons envoyer les signaux correspondants. Vous avez peur des armes nucléaires? Bien, alors jouons avec cette peur.» Je ne peux pas savoir ce qui se passe dans la tête de Poutine, mais quand on voit comment il a réagi aux demandes d'adhésion à l'OTAN de la Finlande et de la Suède, on comprend que ce n'étaient que des menaces en l'air. Poutine n'a rien fait. Un dictateur ne comprend que la force. Il joue avec notre peur, et si nous la montrons, cela signifie seulement pour lui que nous sommes faibles.
En Estonie, 300'000 personnes ont des racines russes - sur une population de 1,3 million d'habitants. Vous vous inquiétez pour la cohésion nationale?
En 1922, 3% des Estoniens étaient d'origine russe. Comme sous l'occupation soviétique de nombreux citoyens, dont ma famille, ont été déportés et remplacés par des Russes, plus de 30% de tous les Estoniens étaient russophones à la fin de l'Union soviétique. Ce qui est important de garder en tête avant tout, c'est que la majorité de ces personnes sont des citoyens estoniens et considèrent l'Estonie comme leur patrie. Mais oui, c'est vrai: la Russie veut diviser les pays d'Europe de l'Est et utilise pour cela la population russophone. Bien sûr, je suis inquiète, mais je me dis aussi: notre passé est peut-être différent, mais nous avons un avenir commun.
(Adaptation par Lliana Doudot)