Ceux qui n’ont pas connu ces années de braise feraient bien de remonter le temps. La tentative de meurtre sur le romancier britannique Salman Rushdie, commise vendredi 12 août dans l’Etat de New York, aux Etats-Unis, n’est pas l’acte d’un «loup solitaire» islamiste, ou un nouvel attentat «comme les autres» commis par un musulman fanatique ordinaire.
La longue guerre de l’extrémisme islamiste
L’auteur des coups de poignard contre l’écrivain, identifié par la police comme Hadi Matar, 24 ans, est le produit de l’une des plus longues guerres jamais menée par les extrémistes islamistes contre un livre et une œuvre culturelle. Avec le déferlement de violences qui suivirent la publication des caricatures de Mahomet par le quotidien danois Jyllands Posten en 2010, ou l’attentat contre la rédaction de l’hebdomadaire français Charlie Hebdo (qui avait republié les caricatures), l’attaque contre l’auteur des «Versets sataniques» prouve que les menaces de mort proférées au nom de l’islam ne disparaissent jamais. Avant les coups de poignards portés contre le romancier britannique, l’un de ses éditeurs avait été blessé et l’un de ses traducteurs japonais assassiné.
Deux personnages et l’emprise d’un imam
«Les Versets sataniques», publié en 1988, contient en effet tout ce que détestent les islamistes violents. Le livre raconte la divagation de deux exilés d’origine indienne et de confession musulmane, dont l’un vit sous l’emprise d’un religieux devenu dictateur après être rentré dans son pays. L’homme qui se trouvait alors dans le viseur de Salman Rushdie était l’Ayatollah Khomeiny, icône de la révolution chiite de 1979 en Iran. Lequel décédera d’ailleurs en juillet 1989, quelques mois après la parution de l’ouvrage. Rushdie, auteur athée dont la famille vient du sous-continent indien, a puisé son inspiration dans l’épisode de la vie du prophète Mahomet connu comme la prédication des «versets sataniques», en référence aux versets 19 à 23 de la sourate 53 du Coran, le livre saint de l’islam. En l’an 614 après Jésus Christ, huit ans avant son départ de La Mecque pour Médine, le prophète, accompagné de l’archange Gabriel, aurait écouté Satan lui conseiller de s’ouvrir aux autres religions. Un blasphème pour tous les obscurantistes.
Les années 1989, fertiles pour l’islam mondialisé
Les mots du Coran dont Salman Rushdie s’est inspiré ne sont pourtant, en rien, des appels à la haine. Ils se lisent ainsi: «Que vous en semble [des divinités] Lat et Uzza – Ainsi que Manat, cette troisième autre? – Sera-ce à vous le garçon et à Lui la fille? – Que voilà donc un partage injuste! – Ce ne sont que des noms que vous avez inventés, vous et vos ancêtres. Allah n’a fait descendre aucune preuve à leur sujet. Ils ne suivent que la conjecture et les passions de leurs âmes, alors que la guidée leur est venue de leur Seigneur.»
Mais en cette décennie 1980-1990, l’islam extrémiste mondialisé fait son apparition sur le devant de la scène internationale. La révolution iranienne chiite est emblématique avec, au premier plan, la haine de l’Occident proférée par l’ex-réfugié en France qu’est l’Ayatollah Khomeiny. Au Liban, la milice chiite libère, en mai 1988, les otages français qu’elle détenait depuis plusieurs années, dont le journaliste Jean-Paul Kauffmann, sur fond de tractations entre Paris et Téhéran au sujet de l’usine d’uranium Eurodif sur laquelle les Iraniens comptaient (déjà) pour leur programme nucléaire. En Afghanistan, les rebelles islamistes sont sur le point de repousser les Soviétiques qui quitteront leur pays en 1989. Plus rien n’arrêtera la puissance de l’islam transformé en arme de déstabilisation massive. «Les versets sataniques» de Salman Rushdie allume le brasier religieux qui, depuis lors, ensanglante la planète.
Le prophète et ses doutes
Voilà pourquoi, 33 ans après la «fatwa» lancée contre l’écrivain par l’Ayatollah Khomeiny, Salman Rushdie était encore traqué à l’âge de 75 ans. Qu’importe si, comme il le répéta souvent dans des entretiens, son livre était «en réalité un roman qui parlait des immigrés d’Asie du Sud à Londres et leur religion n’était qu’un aspect de cette histoire-là». Qu’importe si ce libre-penseur refusait d’être un symbole, exigeant d’être d’abord considéré comme un écrivain. L’homme qui l’a poignardé vouait, sans surprise, un culte aux chefs militaires du Hezbollah libanais et des gardiens de la révolution iraniens. Qu’importe si le gouvernement iranien avait ensuite pris officiellement ses distances avec les appels au meurtre (ce qui n’a pas empêché la presse officielle du pays de féliciter aussitôt l’agresseur).
Couteau en main, parvenu dans les rangs des spectateurs venus écouter Salman Rushdie dans le comté de Chappaqua, Hadi Matar se considérait en mission pour détruire ce que leur vision extrémiste de l’Islam ne pourra jamais supporter: l’idée simple que le prophète Mahomet put, un jour, être – comme chacun d’entre nous – assailli de doutes.