Quand les missiles arrivent, les grenouilles du fleuve Dnipro se taisent. Un grand sifflement retentit, puis c’est l’explosion. On ressent la secousse jusque dans la chambre de notre hôtel. Le samedi, les projectiles russes nous réveillent à 6h23, le dimanche à 4h37. «Foutus Russes», peste mon traducteur dans la chambre d’à côté. Le calme revient ensuite sur la ville plongée dans l’obscurité. Les grenouilles reprennent leur concert.
Sur le canal Telegram du maire de Zaporijia, les premiers messages sur les cibles touchées arrivent: un ancien foyer pour handicapés, une usine d’hélicoptères, plusieurs immeubles d’habitation. «L’ennemi a attaqué notre ville! Mais nous allons gagner!», écrit le maire de la ville, située non loin de la plus grande centrale nucléaire d’Europe.
Les attaques nocturnes font désormais partie du quotidien de l’ancienne mégapole du sud-est de l’Ukraine. La seule nouveauté est que les Russes utilisent pour leurs attaques des lance-roquettes S300, destinés initialement à la défense aérienne. Un signe que les troupes de Vladimir Poutine commencent à manquer de munitions dans le sud occupé.
Couvre-feu dès 23 heures
La région de Zaporijia fait partie des territoires que le président russe a annexés vendredi. Ses habitants appartiennent «pour toujours» à la Russie, a proclamé le chef du Kremlin. Mais les habitants de Zaporijia ne l’entendent pas du tout de cette oreille. «Poutine, va-t’en! Notre vie était bien meilleure sans toi!», gronde Nina. Elle se tient dans la pièce dévastée de sa maison et essuie des larmes sur son visage légèrement maquillé.
Son mari vient de mourir. Un cancer. «Une conséquence de la guerre», assure la soixantenaire. A ce premier malheur s’en est ajouté un autre: le 24 septembre, une roquette s’est abattue sur son quartier. La force de l’impact a également détruit sa maison. Les fenêtres ont volé en éclats, des pans entiers de murs menacent de s’effondrer, la pluie froide de l’automne goutte à travers le toit cassé. «Je ne veux qu’une chose: partir d’ici. Pourtant, tout était si bien avant la guerre», sanglote Nina.
Pendant la journée, Zaporijia ne semble guère souffrir de la guerre. On y retrouve des cafés branchés, une belle promenade le long de la rivière, des gens joyeux. Mais la nuit, la métropole se terre sous un voile de silence. Un couvre-feu est en vigueur à partir de 23 heures. Ceux qui allument encore la lumière après cette heure-là doivent tirer leurs rideaux. La ville s’enfonce dans l’obscurité. Malgré cela, les missiles russes s'y abattent toujours.
«Poutine peut annexer Mars, je m’en fiche»
Ce fut par exemple le cas vendredi dernier. Environ 150 personnes attendaient au petit matin devant un checkpoint au sud de la ville pour apporter de l’aide à leurs proches dans le sud occupé. Trois roquettes se sont abattues sur la foule. Trente-et-une personnes ont été tuées et 94 blessées. Trois jours plus tard, il ne reste plus que des voitures brisées et des cratères de roquettes de plusieurs mètres de profondeur. Les corps déchiquetés ont été évacués. Sur la banquette arrière d’une Golf blanche, il y a encore un sac de pommes de terre et un gâteau au chocolat.
Dimytri, 30 ans, sait à quel point les habitants du sud de Zaporijia auraient besoin d’aide. Jusqu’à il y a deux mois, il y habitait lui-même et gérait un petit hôtel. «Maintenant, les troupes tchétchènes y sont entrées», raconte Dimytri, le regard fixe. Les feuilles aux couleurs d’automne tourbillonnent sur la place au cœur de la ville, au gré du vent. «Nous ne sommes plus à l’abri de ces sauvages. J’espère que nous pourrons les arrêter», souffle l’Ukrainien.
Il a vécu trois mois sous l’occupation russe avant de se réfugier ici. Ce que les Russes ont fait à sa ville, il ne veut pas en parler. «Tortures, viols, tout», se contente-t-il de dire. Et que pense-t-il de l’annexion prononcée par Vladimir Poutine? Tout cela n’est que dans la tête de ce fou, balaie Dimytri. «Poutine peut annexer Mars, je m’en fiche. Cela ne changera rien. Nous savons qui il est et ce qu’il fait. Regardez donc cette ville ici, dit Dimytri avec colère: ils tirent des missiles sur les civils parce qu’ils ne peuvent pas vaincre nos soldats.»
«Zaporijia zone de mort pour les occupants»
Cette colère, Olga et Vecislav, les deux âgés de 62 ans, la ressentent aussi. Ils se tiennent devant la maison bombardée d’un ami, avec des gants de jardinage et des vestes chaudes. «Nous voulons colmater les trous dans les murs. Maintenant, il fait froid», explique Vecislav. Ont-ils peur des missiles de Vladimir Poutine? A priori pas. «C’est notre pays, c’est notre ville, nous n’irons nulle part, jamais», martèle Olga. Les deux rigolent ensuite à une blague que nous ne comprenons pas. «L’humour, explique Vecislav. Sans ça, on ne peut pas tenir le coup ici.»
Peut-être que l’immense affiche accrochée à l’entrée sud de la ville est, elle aussi, une forme d’humour ukrainien. On y voit un combattant féroce, torse nu, et à côté, en gros caractères, le slogan: «Zaporijia, zone de mort pour les occupants.» Jusqu’à présent, aucun occupant n’a réussi à entrer dans la zone de mort. Le mouvement va dans l’autre sens. L’armée ukrainienne repousse également les envahisseurs sur le front sud. «Appartenir à la Russie pour toujours», voilà ce que Zaporijia ne veut manifestement pas.