Il faut l’admettre un an après: la Suisse n’est toujours pas prête à remplacer les centaines d’accords bilatéraux existants avec l’Union européenne par un «accord-cadre» destiné à les chapeauter. Le divorce prononcé par le Conseil fédéral le 26 mai 2021 demeure donc à l’ordre du jour.
La preuve? L’envoi récent par la Commission européenne de dix questions au département des Affaires étrangères, pour sonder la volonté politique d’Ignazio Cassis et de la diplomatie helvétique. Les réponses suisses sont attendues par le Commissaire européen Maros Sefkovic, prêt à se rendre à Berne en juin. Attention toutefois: un précipice sépare toujours Berne et Bruxelles malgré les efforts de la négociatrice suisse Livia Leu pour convaincre ses interlocuteurs de reprendre les discussions. Explications d’un désaccord radical qui demeure très compliqué à surmonter.
L’accord-cadre, une formule discutable
Un livre résume les raisons de l’échec de cet «accord-cadre» que les experts préfèrent nommer «accord institutionnel». Signé par l’universitaire genevois René Schwok dans la collection «Débats et documents» de la Fondation Jean Monnet (Lausanne), il dresse un constat implacable: «Jamais auparavant, le gouvernement suisse, connu pour sa prudence légendaire, n’avait aussi abruptement mis un terme à des négociations internationales d’une telle importance, de surcroît avec son principal partenaire économique, politique, social et scientifique». Il poursuit: «Jamais non plus, les partis traditionnellement favorables à l’intégration européenne ne s’en étaient autant éloignés».
La raison de ce divorce? Elle est simple. Sous pression de la partie europhobe de la droite et de la gauche inquiète d’un risque de «dumping social» – une baisse des salaires engendrée par la libre circulation des travailleurs européens – le gouvernement suisse n’est pas parvenu à contrer leurs objections à ce texte finalisé en novembre 2018 et intitulé «Accord facilitant les relations bilatérales entre l’Union européenne et la Confédération suisse dans les parties du marché intérieur auxquelles la Suisse participe».
En clair? La valeur ajoutée d’un accord unique destiné à coiffer et à remplacer la centaine d’accords bilatéraux entrés en vigueur depuis 1999… n’est pas apparue «vendable» à l’opinion par le Conseil fédéral alors que celui-ci estimait pourtant en 2018 que «le résultat des négociations correspond dans une large mesure aux intérêts de la Suisse». Et ce, malgré un sondage GFS d’avril 2021 selon lequel 65% de la population helvétique aurait dit «oui» ou «plutôt oui» à ce texte. Point important d’ailleurs rappelé par René Schwok: «On ne sait toujours pas, un an après, s’il y a eu un vote effectif du collège le 26 mai 2021. Et, si oui, s’il a été acquis à la majorité ou à l’unanimité.»
Il faut donc, outre les divergences techniques, s’interroger sur l’option choisie: un seul accord, qui impose une gouvernance unique et peut s’apparenter à un carcan alors que la Suisse s’est habituée à une gestion de ses intérêts européens «à la carte», n’est peut-être pas la bonne formule. Mieux vaudrait sans doute une future négociation en deux ou trois volets, séparés, même si l’Union européenne s’y refuse. Un volet commercial. Un volet social. Un volet politique. Peut-être faudrait-il revenir à l’idée d’un «paquet», auxquels les Suisses sont habitués depuis vingt ans, car il permettrait au Conseil fédéral de convaincre séparément les parties prenantes concernées?
Des tabous suisses (encore) impossibles à surmonter.
Les votations favorables à la libre circulation, comme celles du 5 juin 2005 sur l’entrée de la Suisse dans l’espace Schengen, ou celle du 15 mai dernier sur le renforcement des moyens de l’agence Frontex (dont la Confédération est membre) ne doivent pas faire oublier le vote négatif qui a gravé dans le marbre l’incompréhension helvétique envers l’intégration européenne: celui du 6 décembre 1992 sur l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE). Un peu plus de 50% de non, pour une participation de 78,7%. Une défaite sur le fil des pro-européens. Un traumatisme pour les six cantons de Suisse romande qui, tous, avaient voté pour l’EEE, cet espace associé à la Communauté économique européenne de l’époque (il existe toujours aujourd’hui, composé de la Norvège, de l’Islande et du Liechtenstein).
Trois tabous pèsent depuis lors sur la relation entre la Suisse et son premier partenaire commercial et politique, incontournable pour l’avenir du pays
- Le tabou de la souveraineté. Même illusoire en ces temps d’interdépendance, même foulée aux pieds par la décision récente du Conseil fédéral d’appliquer les sanctions européennes contre la Russie, cette souveraineté doit être incarnée. Or, le projet d’accord-cadre, avec sa proposition d’une instance de «règlement des différends» soumise aux avis contraignants de la cour de justice de l’UE, foule cette souveraineté. Jusque-là, les accords bilatéraux sont gérés par des comités mixtes sans mécanisme juridique ultime. Si les futurs accords n’entérinent pas une possibilité de désaccord entre la petite Suisse et l’énorme UE, leur chance d’être acceptée restera proche de zéro.
- Le tabou du droit communautaire. Là aussi, l’illusion fait foi. Dans les faits, la législation suisse reprend déjà une très grande partie de «l’acquis» c’est-à-dire le droit européen sans cesse actualisé. Sauf que là aussi, la Confédération doit ménager au moins les apparences. Lier l’évolution du droit suisse à celui de l’UE n’est pas tenable. Il faut que la Suisse, non-membre de l’Union (contrairement au Royaume-Uni qui a décidé d’en sortir), bénéficie d’une autonomie juridique encadrée. Là aussi, Bruxelles ne le veut pas. Mais un donnant-donnant est indispensable. Pourquoi refuser une marge de manœuvre à un pays non-membre, mais coopératif, alors que certains gouvernements de pays membres, en Hongrie ou en Pologne, remettent ouvertement en cause l’Etat de droit?
- Le tabou du «dumping social». Là, le mot «tabou» ne convient pas. Il s’agit en fait d’une peur, enracinée depuis le début dans les relations Suisse-UE. Les Suisses ne veulent pas perdre leur prospérité dans une intégration perçue comme défavorable aux pays riches. C’est peut-être égoïste. Cela ne tient pas compte du rapprochement progressif des salaires au niveau européen. Mais c’est ainsi. Alors, que faire? Il faut certainement, en la matière, une dérogation ou «opt-out» à définir. La libre circulation des travailleurs doit rester le principe de base, mais les conditions imposées à ces derniers par un Etat associé – et non membre – doivent pouvoir être discutées.
Reste un principe de réalité
Le rejet brutal de l’accord-cadre du 26 mai 2021 a ignoré: enclavée au cœur de l’Union européenne dont elle partage le dessein démocratique en plus d’avoir impérativement besoin d’accéder à son marché pour ses entreprises, la Suisse doit accepter de faire des concessions. C’est ce qui manque d’ailleurs au redémarrage des pourparlers entre Berne et Bruxelles: une visibilité sur les intentions helvétiques, économiques, sociales et politiques.
Téléchargez ici le livre de René Schwok: «Accord institutionnel, retour sur un échec» (Fondation Jean Monnet).
Venez débattre de l’avenir de l’Europe avec Richard Werly à l’Université de Genève le lundi 30 mai à partir de 10 heures. «L’avenir de l’Europe, et après?», Conférence du Centre Dusan Sidjanski. Uni Dufour. Salle U 259. Entrée libre.