Deux juges d'instruction parisiennes ont mis lundi un point final, sans poursuites, à l'enquête sur l'empoisonnement massif des Antilles au chlordécone, un pesticide autorisé dans les bananeraies jusqu'en 1993.
Utilisé pour lutter contre le charançon, le chlordécone a été autorisé en Martinique et en Guadeloupe, sous dérogation, quand le reste du territoire français en avait interdit l'usage. Il n'a été banni des Antilles que 15 ans après avoir été classé «cancérigène possible» par l'Organisation mondiale de la santé en 1979, mais a provoqué une pollution importante et durable des deux îles.
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Cancer de la prostate et perte de QI
Le produit était soupçonné d'être responsable notamment d'une explosion des cancers de la prostate aux Antilles, comme l'a révélé une étude de l'Inserm en 2010. Les Antilles détiennent d'ailleurs le triste record mondial de cancer de la prostate.
Selon un rapport de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES), près de 90% des populations de Martinique et de Guadeloupe sont contaminées au chlordécone. En 2012, l'étude «Timoun», sur l'impact du chlordécone sur la grossesse et le développement des enfants, a aussi mis en évidence des troubles de comportement, des pertes de motricité et «des pertes de QI de 10 à 20 points».
«Déni de justice»
En 2006, plusieurs associations martiniquaises et guadeloupéennes avaient déposé plainte pour empoisonnement, mise en danger de la vie d'autrui et administration de substance nuisible. Depuis le 22 décembre 2021, il est reconnu comme maladie professionnelle, ouvrant la voie à une indemnisation pour les ouvriers agricoles.
Le 25 novembre, le parquet de Paris avait requis un non-lieu, estimant que les faits étaient prescrits, s'agissant notamment de l'empoisonnement, ou non caractérisés, concernant l'administration de substances nuisibles. Depuis l'annonce de ces réquisitions, manifestations et rassemblements ont repris en Martinique, après les milliers de personnes qui avaient défilé à Fort-de-France en février 2021.
Le 6 décembre, le président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique, Serge Letchimy, a interpellé Emmanuel Macron face au risque de «déni de justice».
«Scandale sanitaire» reconnu
Le non-lieu prononcé lundi met un terme à cette information judiciaire ouverte en 2008. Les deux juges ont reconnu que la pollution des Antilles au chlordécone est un «scandale sanitaire» et une «atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants.»
L'enquête a selon elles établi «les comportements asociaux de certains des acteurs économiques de la filière banane relayés et amplifiés par l'imprudence, la négligence, l'ignorance des pouvoirs publics, des administratifs et des politiques qui ont autorisé l'usage du chlordécone à une époque où la productivité économique primait sur les préoccupations sanitaires et écologiques».
Manque de preuve et connaissances scientifiques lacunaires
Mais la décision de non-lieu se justifie d'après elles d'abord par la difficulté de «rapporter la preuve pénale des faits dénoncés», «commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes», la première l'ayant été en 2006.
Les magistrates soulignent également «l'état des connaissances techniques ou scientifiques» au début des années 1990, qui «ne permettait pas» d'établir «le lien de causalité certain exigé par le droit pénal» entre le pesticide et les atteintes à la santé.
«Il n'est pas possible de faire valoir des avancées scientifiques» ultérieures, car elles sont «postérieures aux faits» objets de l'information judiciaire, soulignent les juges.
Saisir «d'autres instances»?
A mots couverts, l'ordonnance tacle aussi la plupart des parties civiles, «longtemps silencieuses» dans cette enquête et dont «l'intérêt pour l'instruction ne s'est réveillé» qu'il y a deux ans.
Les deux juges invitent assez ouvertement les victimes du chlordécone à profiter de «la causalité aujourd'hui établie» entre le pesticide et les dommages subis par la population pour saisir «d'autres instances». Ce non-lieu est une «honte», a réagi la Confédération paysanne.
«C’est un scandale annoncé, donc ce n’est pas une immense surprise. Ce que nous savons, c’est que l’ensemble des avocats a l’intention de continuer les procédures, c’est-à-dire de contester cette décision», a assuré Philippe Pierre-Charles, membre du collectif Lyannaj pou Depolyé Matinik.
(AFP)