Ce discours-là est largement passé inaperçu. Mais il détaille pourtant le principal sujet débattu lors du sommet européen de Bruxelles les 23 et 24 juin: la mise sur pied d’une future «Communauté géopolitique européenne», pour répondre aux menaces de la Russie et au nouvel ordre mondial engendré par le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février.
L’auteur du discours en question, prononcé le 18 mai dernier devant le Conseil économique et social de l’Union européenne (UE), n’est autre que Charles Michel, le président du Conseil européen (l’instance qui représente les 27 États-membres).
Et ce qu’il a dit concerne directement la Suisse: «L’UE assumant un plus grand leadership géopolitique, les attentes internationales à l’égard de notre Union augmentent également. En particulier, les attentes d’un certain nombre de nos voisins qui souhaitent une nouvelle relation avec nous. Cela découle d’une conclusion fondamentale: il existe une communauté géopolitique qui s’étend de Reykjavik à Bakou ou Erevan, d’Oslo à Ankara. Je crois fermement que nous devons donner à cette zone géographique une réalité politique. Et nous devons le faire immédiatement.»
«Cimenter notre communauté de valeurs et d’intérêts»
Quelques jours plus tôt, le 9 mai, le président français, Emmanuel Macron, avait parlé pour sa part à Strasbourg de «Communauté politique européenne». Même concept: «Oui, absolument, confirme à Blick un diplomate en poste à Bruxelles. Mais le terme 'géopolitique' convient mieux. Il s’agit de cimenter davantage notre communauté de valeurs et d’intérêts. Sur le sujet de l’énergie par exemple, discuter entre seuls membres de l’Union n’a pas de sens. Les interconnexions et les canaux de distribution sont continentaux.»
Et la Suisse là-dedans? «Sa place est pour nous naturelle, justifie notre interlocuteur. Il ne s’agit pas de créer une nouvelle instance, un nouveau club avec de nouvelles contraintes. Il s’agit d’imaginer un forum à l’échelle du continent, pour y aborder les questions qui nous concernent tous et qu’aucun État ne peut prétendre régler seul.»
La première ébauche évoquée à Bruxelles pour cette communauté géopolitique européenne consiste en deux réunions par an, au niveau des chefs d’État ou de gouvernement. «Ce serait une sorte de super G7, à l’échelle de l’Europe», confirme-t-on dans l’entourage d’Emmanuel Macron. En coulisses, certains imaginent même que la Suisse, qui dispose avec Genève d’une capitale internationale habituée aux sommets grand format, pourrait abriter l’une des premières rencontres de cette communauté: «Tout faire à Bruxelles n’est pas une bonne idée, car cela donne l’impression d’être dans l’antichambre de l’Union», complète notre interlocuteur français.
Un pied dans la porte européenne pour la Suisse
Forte de sa neutralité, la Suisse, qui n’est pas membre de l’UE, qui a voté en décembre 1992 contre son entrée dans l’Espace économique européen et qui a retiré en 2016 sa lettre de candidature à l’Union… présenterait tous les gages d’un hôte utile.
«Ce projet serait particulièrement utile pour l’Union européenne, et pour ceux qui aspirent à nous rejoindre, précisait Charles Michel dans son discours du 18 mai. Il fournirait également le cadre nécessaire au renforcement des relations politiques avec d’autres pays qui nous sont proches. L’objectif est de forger des convergences et d’approfondir la coopération opérationnelle pour relever les défis communs. Promouvoir la paix, la stabilité et la sécurité sur notre continent. Les chefs d’État ou de gouvernement des pays participants prendraient l’initiative et se réuniraient au moins deux fois par an. La politique étrangère serait un domaine majeur de coopération au sein de la communauté.»
L’intérêt, pour la Confédération qui a rejeté le 26 mai 2021 le projet d’accord institutionnel avec l’UE, serait de pouvoir, via cette communauté géopolitique, bénéficier d’un autre accès aux politiques communautaires qui l’intéressent. «L’accent serait également mis sur la participation à des programmes socio-économiques qui ne nécessitent pas d’alignement réglementaire, mais qui peuvent apporter des avantages mutuels tangibles, explique Charles Michel. Par exemple, Erasmus, le programme de recherche et de développement Horizon Europe, les infrastructures de transport et d’énergie.»
À l’issue du sommet de Bruxelles ce jeudi, une première conférence pourrait avoir lieu pour en rediscuter dans le courant de l’été ou plus tard. La réunion d’un sommet de cette communauté géopolitique dès l’automne 2022 est déjà envisagée. D’autant plus qu’à cette époque, les inévitables tensions énergétiques liées à l’hiver et aux besoins en hydrocarbures russes seront de retour sur l’échiquier…
Revoir de fond en comble le processus d’adhésion à l’UE
Peut-on imaginer la Suisse, pays prospère ayant décidé par référendum de ne pas s’associer à l’Union européenne, dans un forum rempli de pays-candidats à l’adhésion, à commencer par l’Ukraine et les États des Balkans occidentaux? Quel sera, dans un tel forum, le rôle joué par la Turquie, reconnue candidate en… 1999? Comment ne pas y faire rentrer le Royaume-Uni, dont le gouvernement revient actuellement sur ses engagements pris en Irlande du nord, dans le cadre de l’accord sur le Brexit? Le syndrome de «l’usine à gaz» menace. La Confédération est par ailleurs déjà membre d’une autre instance, le Conseil de l’Europe, basé à Strasbourg et qui inclut la Russie. Alors?
«La Suisse a une carte à jouer avec cette communauté géopolitique», conclut notre source bruxelloise, convaincue qu’il faut par ailleurs revoir de fond en comble les conditions d’adhésion à l’Union européenne: «Les négociations d’élargissement traînent en longueur, pour de bonnes et de mauvaises raisons.»
Quand se matérialisera cette main tendue?
Le discours de Charles Michel était limpide sur ce point: «Maintenant, nous avons des demandes de l’Ukraine, de la République de Moldavie et de la Géorgie. Nous devons rendre le processus plus rapide, progressif et réversible. Nous devons offrir des avantages socio-économiques tangibles à nos partenaires pendant les négociations d’adhésion, au lieu d’attendre la toute fin. La solution résiderait dans une intégration graduelle, par étapes. Plus pour plus. Lorsqu’un pays répond aux normes requises dans un secteur donné, il serait intégré progressivement aux travaux de l’UE. Et lorsque le pays atteint certains critères de référence, il pourrait également avoir accès aux programmes et financements européens qui apportent des avantages tangibles à ses citoyens. Le principe de réversibilité devrait également faire partie du processus. Un retour en arrière aurait un impact direct sur le niveau d’intégration du pays. Par exemple, si un pays fait marche arrière en matière d’État de droit, certains des avantages qu’il a tirés de l’intégration pourraient lui être retirés.»
À quand, la matérialisation cette main tendue de Bruxelles à Berne?